Архив - Авг 2011

August 19th

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ЮрийСоломин
ХачилаевНадир
Тураби
Эрдоган
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1. Юрий Соломин 2. Хачилаев 3. Тураби 4. Эрдоган

19 августа


   СКОНЧАЛИСЬ
* 1662, Блез Паскаль, Париж
* 1923, Вильфредо Парето, Швейцария [по др. данным, 20-го]
* 1936, расстрелян Гарсиа Лорка (по обвинению в соц.взглядах и гомосексуализме)
* 1994, Роберт Рождественский, Москва

  ПРОИЗОШЛО
* 1919, Аманулла-хан провозгласил независимость Афганистана (ставшего 1м гос-м, установившим дипл. отношения с РСФСР).
* 1920, в Тамбовской губ. в неск. селах уничтожено неск. продотрядов, начало восстания ("антоновщина", 15го было 1е разоружение).
* 1936, начался 1й из "московских процессов" - «Антисоветского объединенного троцкистско-зиновьевского центра» («процесс 16-ти»), предс. суда - В.Ульрих
* 1953, организованный ЦРУ гос.переворот в Иране, падение Мосаддыка
* 1960, 1й полёт в космос живых существ с успешным возвращением на Землю: «Спутник-5» (Белка, Стрелка и др.)
* 1966, землетрясение в Турции, 2,5 тыс. погибших
* 1989, Европейский пикник
* 1991, попытка гос. переворота (ГКЧП), направленного на сохранение СССР. Трансляция по ТВ балета Лебединое Озеро.

   В МУЗЫКЕ
* 1886, род. Роберт Хегер
* 1956, Кнаппертсбуш исполнил в Байройте "Парсифаля", Вступление: youtube, Fischer-Dieskau (Amfortas): youtube
* 1990, похороны Цоя, СПб

  ИСТОРИЯ МОСКВЫ после 1917
* 2016, уничтожена постройка Моск. окр-й ж/д (арх. Померанцев 1905-08), 1й Иртышский проезд

  6 августа ПО ЮЛИАНСКОМУ
* у православных старостильников - Преображение Господне, Яблочный Спас
* 1816, в СПб отлит из меди памятник Мартоса Минину и Пожарскому, 1й опыт одноразовой отливки сложной композиции такого масштаба в новой Европе.

August 17th

Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XI

ch.XI: Organisations initiatiques et sectes religieuses


L’étude des organisations initiatiques est, disions-nous plus haut, chose particulièrement complexe, et il faut ajouter qu’elle est encore compliquée par les erreurs que l’on commet trop souvent à ce sujet, et qui impliquent généralement une méconnaissance plus ou moins complète de leur véritable nature; parmi ces erreurs, il convient de signaler en premier lieu celle qui fait appliquer le terme de «sectes» à de telles organisations, car il y a là beaucoup plus qu’une simple impropriété de langage. En effet, cette expression de «sectes», en pareil cas, n’est pas seulement à rejeter parce qu’elle est déplaisante et, se prenant toujours en mauvaise part, paraît être le fait d’adversaires, bien que d’ailleurs certains de ceux qui l’emploient aient pu le faire sans intention spécialement hostile, par imitation ou par habitude, comme il en est qui appellent «paganisme» les doctrines de l’antiquité sans même se douter que ce n’est là qu’un terme injurieux et d’assez basse polémique (1). En réalité, il y a là une grave confusion entre des choses d’ordre entièrement différent, et cette confusion, chez ceux qui l’ont créée ou qui l’entretiennent, semble bien n’être pas toujours purement involontaire; elle est due surtout, dans le monde chrétien et même parfois aussi dans le monde islamique (2), à des ennemis ou à des négateurs de l’ésotérisme, qui veulent ainsi, par une fausse assimilation, faire rejaillir sur celui-ci quelque chose du discrédit qui s’attache aux «sectes» proprement dites. c’est-à-dire en somme aux «hérésies», entendues en un sens spécifiquement religieux (3).

(1) Fabre d’Olivet, dans ses Examens des Vers Dorés de Pythagore, dit très justement à ce sujet: «Le nom de «païen» est un terme injurieux et ignoble, dérivé du latin paganus, qui signifie un rustre, un paysan. Quand le Christianisme eut entièrement triomphé du polythéisme grec et romain et que, par l’ordre de l’empereur Théodose, on eut abattu dans les villes les derniers temples dédiés aux Dieux des Nations, il se trouva que les peuples de la campagne persistèrent encore assez longtemps dans l’ancien culte, ce qui fit appeler par dérision pagani ceux qui les imitèrent. Cette dénomination, qui pouvait convenir, dans le Vème siècle, aux Grecs et aux Romains qui refusaient de se soumettre à la religion dominante de l’Empire, est fausse et ridicule quand on l’étend à d’autres temps et à d’autres peuples».

(2) Le terme arabe correspondant au mot «secte» est firqah, qui, comme lui, exprime proprement une idée de «division».

(3) On voit que, bien qu’il s’agisse toujours d’une confusion des deux domaines ésotérique et exotérique, il y a là une assez grande différence avec la fausse assimilation de l’ésotérisme au mysticisme dont nous avons parlé en premier lieu, car celle-ci, qui semble d’ailleurs être de date plus récente, tend plutôt à «annexer» l’ésotérisme qu’à le discréditer, ce qui est assurément plus habile et peut donner à penser que certains ont fini par se rendre compte de l’insuffisance d’une attitude de mépris grossier et de négation pure et simple.

Or, par là même qu’il s’agit d’ésotérisme et d’initiation, il ne s’agit aucunement de religion, mais bien de connaissance pure et de «science sacrée», qui, pour avoir ce caractère sacré (lequel n’est certes point le monopole de la religion comme certains paraissent le croire à tort) (1), n’en est pas moins essentiellement science, quoique dans un sens notablement différent de celui que donnent à ce mot les modernes, qui ne connaissent plus que la science profane, dépourvue de toute valeur au point de vue traditionnel, et procédant plus ou moins, comme nous l’avons souvent expliqué, d’une altération de l’idée même de science. Sans doute, et c’est là ce qui rend possible la confusion dont il s’agit, cet ésotérisme a plus de rapports, et d’une façon plus directe, avec la religion qu’avec toute autre chose extérieure, ne serait-ce qu’en raison du caractère proprement traditionnel qui leur est commun; dans certains cas, il peut même, ainsi que nous l’indiquions plus haut, prendre sa base et son point d’appui dans une forme religieuse définie; mais il ne s’en rapporte pas moins à un tout autre domaine que celle-ci, avec laquelle, par conséquent, il ne peut entrer ni en opposition ni en concurrence. Du reste, cela résulte encore du fait qu’il s’agit là, par définition même, d’un ordre de connaissance réservé à une élite, tandis que, par définition également, la religion (ainsi que la partie exotérique de toute tradition, même si elle ne revêt pas cette forme spécifiquement religieuse) s’adresse au contraire à tous indistinctement; l’initiation, au vrai sens de ce mot, impliquant des «qualifications» particulières, ne peut pas être d’ordre religieux (2). D’ailleurs, sans même examiner le fond des choses, la supposition qu’une organisation initiatique pourrait faire concurrence à une organisation religieuse est véritablement absurde, car, du fait même de son caractère «fermé» et de son recrutement restreint, elle serait par trop désavantagée à cet égard (3); mais là n’est ni son rôle ni son but.

Nous ferons remarquer ensuite que qui dit «secte» dit nécessairement, par l’étymologie même du mot, scission ou division; et, effectivement, les «sectes» sont bien des divisions engendrées, au sein d’une religion, par des divergences plus ou moins profondes entre ses membres. Par conséquent, les «sectes» sont forcément multiplicité (4), et leur existence implique un éloignement du principe, dont l’ésotérisme est au contraire, par sa nature même, plus proche que la religion et plus généralement l’exotérisme, même exempts de toute déviation. C’est en effet par l’ésotérisme que s’unifient toutes les doctrines traditionnelles, au-delà des différences, d’ailleurs nécessaires dans leur ordre propre, de leurs formes extérieures; et, à ce point de vue, non seulement les organisations initiatiques ne sont point des «sectes», mais elles en sont même exactement le contraire.

(1) Il en est qui vont si loin en ce sens qu’ils prétendent qu’il n’est d’autre «science sacrée» que la théologie!

(2) On pourrait objecter à cela qu’il y a aussi, comme nous le disions plus haut, des «qualifications» requises pour l’ordination sacerdotale; mais, dans ce cas, il ne s’agit que d’une aptitude à l’exercice de certaines fonctions particulières, tandis que, dans l’autre, les «qualifications» sont nécessaires non pas seulement pour exercer une fonction dans une organisation initiatique, mais bien pour recevoir l’initiation elle-même, ce qui est tout à fait différent.

(3) L’organisation initiatique comme telle, par contre, a tout avantage à maintenir son recrutement aussi restreint que possible, car, dans cet ordre, une trop grande extension est, assez généralement, une des causes premières d’une certaine dégénérescence, ainsi que nous l’expliquerons plus loin.

(4) Ceci montre la fausseté radicale des conceptions de ceux qui, comme cela se rencontre fréquemment surtout parmi les écrivains «antimaçonniques», parlent de «la Secte», au singulier et avec une majuscule, comme d’une sorte d’ «entité» en laquelle leur imagination incarne tout ce à quoi ils ont voué quelque haine; le fait que les mots arrivent ainsi à perdre complètement leur sens légitime est d’ailleurs, redisons-le encore à ce propos, une des caractéristiques du désordre mental de notre époque.

En outre, les «sectes», schismes ou hérésies, apparaissent toujours comme dérivées d’une religion donnée, dans laquelle elles ont pris naissance, et dont elles sont pour ainsi dire comme des branches irrégulières. Au contraire, l’ésotérisme ne peut aucunement être dérivé de la religion; là même où il la prend pour support, en tant que moyen d’expression et de réalisation, il ne fait pas autre chose que de la relier effectivement à son principe, et il représente en réalité, par rapport à elle, la Tradition antérieure à toutes les formes extérieures particulières, religieuses ou autres. L’intérieur ne peut être produit par l’extérieur, non plus que le centre par la circonférence, ni le supérieur par l’inférieur, non plus que l’esprit par le corps; les influences qui président aux organisations traditionnelles vont toujours en descendant et ne remontent jamais, pas plus qu’un fleuve ne remonte vers sa source. Prétendre que l’initiation pourrait être issue de la religion, et à plus forte raison d’une «secte», c’est renverser tous les rapports normaux qui résultent de la nature même des choses (1); et l’ésotérisme est véritablement, par rapport à l’exotérisme religieux, ce qu’est l’esprit par rapport au corps, si bien que, lorsqu’une religion a perdu tout point de contact avec l’ésotérisme (2), il n’y reste plus que «lettre morte» et formalisme incompris, car ce qui la vivifiait, c’était la communication effective avec le centre spirituel du monde, et celle-ci ne peut être établie et maintenue consciemment que par l’ésotérisme et par la présence d’une organisation initiatique véritable et régulière.

(1) Une erreur similaire, mais encore aggravée, est commise par ceux qui voudraient faire sortir l’initiation de quelque chose de plus extérieur encore, comme une philosophie par exemple; le monde initiatique exerce son influence «invisible» sur le monde profane, directement ou indirectement, mais par contre, à part le cas anormal d’une grave dégénérescence de certaines organisations, il ne saurait aucunement être influencé par celui-ci.

(2) Il faut bien remarquer que, quand nous disons «point de contact», cela implique l’existence d’une limite commune aux deux domaines, et par laquelle s’établit leur communication, mais n’entraîne par là aucune confusion entre eux.

Maintenant, pour expliquer comment la confusion que nous nous attachons à dissiper a pu se présenter avec assez d’apparence de raison pour se faire accepter d’un assez grand nombre de ceux qui n’envisagent les choses que du dehors, il faut dire ceci: il semble bien que, dans quelques cas, des «sectes» religieuses aient pu prendre naissance du fait de la diffusion inconsidérée de fragments de doctrine ésotérique plus ou moins incomprise; mais l’ésotérisme en lui-même ne saurait aucunement être rendu responsable de cette sorte de «vulgarisation», ou de «profanation» au sens étymologique du mot, qui est contraire à son essence même, et qui n’a jamais pu se produire qu’aux dépens de la pureté doctrinale. Il a fallu, pour que pareille chose ait lieu, que ceux qui recevaient de tels enseignements les comprissent assez mal, faute de préparation ou peut-être même de «qualification», pour leur attribuer un caractère religieux qui les dénaturait entièrement: et l’erreur ne vient-elle pas toujours, en définitive, d’une incompréhension ou d’une déformation de la vérité? Tel fut probablement, pour prendre un exemple dans l’histoire du moyen âge, le cas des Albigeois; mais, si ceux-ci furent «hérétiques», Dante et les «Fidèles d’Amour», qui se tenaient sur le terrain strictement initiatique, ne l’étaient point (1); et cet exemple peut encore aider à faire comprendre la différence capitale qui existe entre les «sectes» et les organisations initiatiques. Ajoutons que, si certaines «sectes» ont pu naître ainsi d’une déviation de l’enseignement initiatique, cela même suppose évidemment la préexistence de celui-ci et son indépendance à l’égard des «sectes» en question; historiquement aussi bien que logiquement, l’opinion contraire apparaît comme parfaitement insoutenable.

Une question resterait encore à examiner: comment et pourquoi a-t-il pu se produire parfois de telles déviations? Cela risquerait de nous entraîner fort loin, car il va de soi qu’il faudrait, pour y répondre complètement, examiner de près chaque cas particulier; ce qu’on peut dire d’une façon générale, c’est que tout d’abord, au point de vue le plus extérieur, il semble à peu près impossible, quelques précautions que l’on prenne, d’empêcher complètement toute divulgation; et, si les divulgations ne sont en tout cas que partielles et fragmentaires (car elles ne peuvent en somme porter que sur ce qui est relativement le plus accessible), les déformations qui s’ensuivent n’en sont que plus accentuées. A un autre point de vue plus profond, on pourrait peut-être dire aussi qu’il faut que de telles choses aient lieu dans certaines circonstances, comme moyen d’une action devant s’exercer sur la marche des événements; les «sectes» ont aussi leur rôle à jouer dans l’histoire de l’humanité, même si ce n’est qu’un rôle inférieur, et il ne faut pas oublier que tout désordre apparent n’est en réalité qu’un élément de l’ordre total du monde. Les querelles du monde extérieur perdent d’ailleurs assurément beaucoup de leur importance quand on les envisage d’un point où sont conciliées toutes les oppositions qui les suscitent, ce qui est le cas dès qu’on se place au point de vue strictement ésotérique et initiatique; mais, précisément pour cela, ce ne saurait être en aucune façon le rôle des organisations initiatiques de se mêler à ces querelles ou, comme on dit communément, d’y «prendre parti», tandis que les «sectes», au contraire, s’y trouvent engagées inévitablement par leur propre nature, et que là est peut-être même, au fond, ce qui fait toute leur raison d’être.

(1) Voir à ce sujet L’Esotérisme de Dante, notamment pp. 3-7 et 27-28.

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Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XXXII

ch.XXXII: Les limites du mental


Nous parlions tout à l’heure de la mentalité nécessaire à l’acquisition de la connaissance initiatique, mentalité toute différente de la mentalité profane, et à la formation de laquelle contribue grandement l’observation des rites et «formes extérieures en usage dans les organisations traditionnelles, sans préjudice de leurs autres effets d’un ordre plus profond; mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit en cela que d’un stade préliminaire, ne correspondant qu’à une préparation encore toute théorique, et non point de l’initiation effective. Il y a lieu, en effet, d’insister sur l’insuffisance du mental à l’égard de toute connaissance d’ordre proprement métaphysique et initiatique; nous sommes obligé d’employer ce terme de «mental», de préférence à tout autre, comme équivalent du sanscrit manas, parce qu’il s’y rattache par sa racine; nous entendons donc par là l’ensemble des facultés de connaissance qui sont spécifiquement caractéristiques de l’individu humain (désigné aussi lui-même, dans diverses langues, par des mots ayant la même racine), et dont la principale est la raison.

Nous avons assez souvent précisé la distinction de la raison, faculté d’ordre purement individuel, et de l’intellect pur, qui est au contraire supra-individuel, pour qu’il soit inutile d’y revenir ici; nous rappellerons seulement que la connaissance métaphysique, au vrai sens de ce mot, étant d’ordre universel, serait impossible s’il n’y avait dans l’être une faculté du même ordre, donc transcendante par rapport à l’individu: cette faculté est proprement l’intuition intellectuelle, En effet, toute connaissance étant essentiellement une identification, il est évident que l’individu, comme tel, ne peut pas atteindre la connaissance de ce qui est au delà du domaine individuel, ce qui serait contradictoire; cette connaissance n’est possible que parce que l’être qui est un individu humain dans un certain état contingent de manifestation est aussi autre chose en même temps: il serait absurde de dire que l’homme, en tant qu’homme et par ses moyens humains, peut se dépasser lui-même; mais l’être qui apparaît en ce monde comme un homme est, en réalité, tout autre chose par le principe permanent et immuable qui le constitue dans son essence profonde (1). Toute connaissance que l’on peut dire vraiment initiatique résulte d’une communication établie consciemment avec les états supérieurs; et c’est à une telle communication que se rapportent nettement, si on les entend dans leur sens véritable et sans tenir compte de l’abus qui en est fait trop souvent dans le langage ordinaire de notre époque, des termes comme ceux d’«inspiration» et de «révélation» (2).

(1) Il s’agit ici de la distinction fondamentale du «Soi» et du «moi», ou de la personnalité et de l’individualité, qui est au principe même de la théorie métaphysique des états multiples de l’être.

(2) Ces deux mots désignent au fond la même chose, envisagée sous deux points de vue quelque peu différents: ce qui est «inspiration» pour l’être même qui le reçoit devient «révélation» pour les autres êtres à qui il le transmet, dans la mesure où cela est possible, en le manifestant extérieurement par un mode d’expression quelconque.

La connaissance directe de l’ordre transcendant, avec la certitude absolue qu’elle implique, est évidemment, en elle-même, incommunicable et inexprimable; toute expression, étant nécessairement formelle par définition même, et par conséquent individuelle (1), lui est par là, même inadéquate et ne peut en donner, en quelque sorte, qu’un reflet dans l’ordre humain. Ce reflet peut aider certains êtres à atteindre réellement cette même connaissance, en éveillant en eux les facultés supérieures, mais, comme nous l’avons déjà dit, il ne saurait aucunement les dispenser de faire personnellement ce que nul ne peut faire pour eux; il est seulement un «support» pour leur travail intérieur. Il y a d’ailleurs, à cet égard, une grande différence à faire, comme moyens d’expression, entre les symboles et le langage ordinaire; nous avons expliqué précédemment que les symboles, par leur caractère essentiellement synthétique, sont particulièrement aptes à servir de point d’appui à l’intuition intellectuelle, tandis que le langage, qui est essentiellement analytique, n’est proprement que l’instrument de la pensée discursive et rationnelle. Encore faut-il ajouter que les symboles, par leur coté «non-humain», portent en eux-mêmes une influence dont l’action est susceptible d’éveiller directement la faculté intuitive chez ceux qui les méditent de la façon voulue; mais ceci se rapporte uniquement à leur usage en quelque sorte rituel comme support de méditation, et non point aux commentaires verbaux qu’il est possible de faire sur leur signification, et qui n’en représentent dans tous les cas qu’une étude encore extérieure (2). Le langage humain étant étroitement lié, par sa constitution même, à l’exercice de la faculté rationnelle, il s’ensuit que tout ce qui est exprimé ou traduit au moyen de ce langage prend forcément, d’une façon plus ou moins explicite, une forme de «raisonnement»; mais on doit comprendre qu’il ne peut cependant y avoir qu’une similitude tout apparente et extérieure, similitude de forme et non de fond; entre le raisonnement ordinaire, concernant les choses du domaine individuel qui sont celles auxquelles il est proprement et directement applicable, et celui qui est destiné à refléter, autant qu’il est possible, quelque chose des vérités d’ordre supra-individuel. C’est pourquoi nous avons dit que l’enseignement initiatique ne devait jamais prendre une forme «systématique», mais devait au contraire toujours s’ouvrir sur des possibilités illimitées, de façon à réserver la part de l’inexprimable, qui est en réalité tout l’essentiel; et, par là, le langage lui-même, lorsqu’il est appliqué aux vérités de cet ordre, participe en quelque sorte au caractère des symboles proprement dits (3). Quoi qu’il en soit, celui qui, par l’étude d’un exposé dialectique quelconque, est parvenu à une connaissance théorique de certaines de ces vérités, n’en a pourtant encore aucunement par là une connaissance directe et réelle (ou plus exactement «réalisée»), en vue de laquelle cette connaissance discursive et théorique ne saurait constituer rien de plus qu’une simple préparation.

(1) Nous rappellerons que la forme est, parmi les conditions de l’existence manifestée, celle qui caractérise proprement tout état individuel comme tel.

(2) Ceci ne veut pas dire, bien entendu, que celui qui explique les symboles en se servant du langage ordinaire n’en a forcément lui-même qu’une connaissance extérieure, mais seulement que celle-ci est tout ce qu’il peut communiquer aux autres par de telles explications.

(3) Cet usage supérieur du langage est surtout possible quand il s’agit des langues sacrées, qui précisément sont telles parce qu’elles sont constituées de telle sorte quelles portent en elles-mêmes ce caractère proprement symbolique; il est naturellement beaucoup plus difficile avec les langues ordinaires, surtout lorsque celles-ci ne sont employées habituellement que pour exprimer des points de vue profanes comme c’est le cas pour les langues modernes.

Cette préparation théorique, si indispensable qu’elle soit en fait, n’a pourtant en elle-même qu’une valeur de moyen contingent et accidentel; tant qu’on s’en tient là, on ne saurait parler d’initiation effective, même au degré le plus élémentaire. S’il n’y avait rien de plus ni d’autre, il n’y aurait là en somme que l’analogue, dans un ordre plus élevé, de ce qu’est une «spéculation» quelconque se rapportant à un autre domaine (1), car une telle connaissance, simplement théorique, n’est que par le mental, tandis que la connaissance effective est «par l’esprit et l’âme», c’est-à-dire en somme par l’être tout entier. C’est d’ailleurs pourquoi, même en dehors du point de vue initiatique, les simples mystiques, sans dépasser les limites du domaine individuel, sont cependant, dans leur ordre qui est celui de la tradition exotérique, incontestablement supérieurs non seulement aux philosophes, mais même aux théologiens, car la moindre parcelle de connaissance effective vaut incomparablement plus que tous les raisonnements qui ne procèdent que du mental (2).

(1) On pourrait comparer une telle «spéculation», dans l’ordre ésotérique, non pas à la philosophie qui ne se réfère qu’à un point de vue tout profane, mais plutôt à ce qu’est la théologie dans l’ordre traditionnel exotérique et religieux.

(2) Nous devons préciser que cette supériorité des mystiques doit s’entendre exclusivement quant à leur état intérieur, car, d’un autre côté, il peut arriver, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, que, faute de préparation théorique, ils soient incapables d’en exprimer quoi que ce soit d’une façon intelligible; et, en outre, il faut tenir compte du fait que, en dépit de ce qu’ils ont vraiment «réalisé», ils risquent toujours de s’égarer, par la même qu’ils ne peuvent dépasser les possibilités de l’ordre individuel.

Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance «par reflet», comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’«extérieur» à l’«intérieur», et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même (1); l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être alors transféré du «cerveau» au «cœur» (2); pour ce transfert, toute «spéculation» et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective. Le point où commence celle-ci est donc bien au delà de celui où finit tout ce qu’il peut y avoir de relativement valable dans quelque «spéculation» que ce soit; entre l’un et l’autre, il y a un véritable abîme, que la renonciation au mental, comme nous venons de le dire, permet seule de franchir. Celui qui s’attache au raisonnement et ne s’en affranchit pas au moment voulu demeure prisonnier de la forme, qui est la limitation par laquelle se définit l’état individuel; il ne dépassera donc jamais celui-ci, et il n’ira jamais plus loin que l’«extérieur», c’est-à-dire qu’il demeurera lié au cycle indéfini de la manifestation. Le passage de l’«extérieur» à l’«intérieur», c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l’«état primordial», de s’élever aux états supérieurs (3) et, par la réalisation totale de sa véritable essence, d’être enfin effectivement et actuellement ce qu’il est potentiellement de toute éternité. Celui qui se connaît soi-même dans la «vérité» de l’«Essence» éternelle et infinie (4), celui-là connait et possède toutes choses en soi-même et par soi-même, car il est parvenu à l’état inconditionné qui ne laisse hors de soi aucune possibilité, et cet état, par rapport auquel tous les autres, si élevés soient-ils, ne sont réellement encore que des stades préliminaires sans aucune commune mesure avec lui (5), cet état qui est le but ultime de toute initiation, est proprement ce qu’on doit entendre par l’«Identité Suprême».

(1) Cette renonciation ne veut aucunement dire que la connaissance dont il s’agit alors soit en quelque façon contraire ou opposée à la connaissance mentale, en tant que celle-ci est valable et légitime dans son ordre relatif, c’est-à-dire dans le domaine individuel; on ne saurait trop redire, pour éviter toute équivoque à cet égard, que le «supra-rationnel» n’a rien de commun avec l’«irrationnel».

(2) Il est à peine besoin de rappeler que le «cœur», pris symboliquement pour représenter le centre de l’individualité humaine envisagée dans son intégralité, est toujours mis en correspondance, par toutes les traditions, avec l’intellect pur, ce qui n’a absolument aucun rapport avec la «sentimentalité» que lui attribuent les conceptions profanes des modernes.

(3) Cf. L’Ésotérisme de Dante, pp. 58-61.

(4) Nous prenons ici le mot «vérité» dans le sens du terme arabe haqîqah, et le mot «Essence» dans le sens d’Edh-Dhât. A ceci se rapporte dans la tradition islamique ce hadîth: «Celui qui se connait soi-même connait son Seigneur» (Man arafa nafsahu faqad arafa Rabbahu); et cette connaissance est obtenue par ce qui est appelé l’œil du coeur» (aynul-qalb), qui n’est autre chose que l’intuition intellectuelle elle-même, ainsi que l’expriment ces paroles d’El·Hallâj: «Je vis mon Seigneur par l’œil de mon cœur, et je dis: qui es-tu? Il dit: Toi» (Raaytu Rabbî bi-ayni qalbî, faqultu man anta, qâla anta). (5) Ceci ne doit pas s’entendre seulement des états qui ne correspondent qu’à des extensions de l’individualité, mais aussi des états supra-individuels encore conditionnés.

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Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XXXIII

ch.XXXIII: Connaissance initiatique et «culture» profane


Nous avons déjà fait remarquer précédemment qu’il faut bien se garder de toute confusion entre la connaissance doctrinale d’ordre initiatique, même lorsqu’elle n’est encore que théorique et simplement préparatoire à la «réalisation», et tout ce qui est instruction purement extérieure ou savoir profane, qui est en réalité sans aucun rapport avec cette connaissance. Cependant, nous devons insister encore plus spécialement sur ce point, car nous n’avons eu que trop souvent à en constater la nécessité: il faut en finir avec le préjugé trop répandu qui veut que ce qu’on est convenu d’appeler la «culture», au sens profane et «mondain», ait une valeur quelconque, ne fût-ce qu’à titre de préparation, vis-à-vis de la connaissance initiatique alors qu’elle n’a et ne peut avoir véritablement aucun point de contact avec celle-ci.

En principe, il s’agit bien là, purement et simplement, d’une absence de rapport: l’instruction profane, à quelque degré qu’on l’envisage, ne peut servir en rien à la connaissance initiatique, et (toutes réserves faites sur la dégénérescence intellectuelle qu’implique l’adoption du point de vue profane lui-même) elle n’est pas non plus incompatible avec elle (1); elle apparaît uniquement, à cet égard, comme une chose indifférente, au même titre que l’habileté manuelle acquise dans l’exercice d’un métier mécanique, ou encore que la «culture physique» qui est si fort à la mode de nos jours. Au fond, tout cela est exactement du même ordre pour qui se place au point de vue qui nous occupe; mais le danger est de se laisser prendre à l’apparence trompeuse d’une prétendue «intellectualité» qui n’a absolument rien à voir avec l’intellectualité pure et véritable, et l’abus constant qui est fait précisément du mot «intellectuel» par nos contemporains suffit à prouver que ce danger n’est que trop réel. Il en résulte souvent, entre autres inconvénients, une tendance à vouloir unir ou plutôt mêler entre elles des choses qui sont d’ordre totalement différent; sans reparler à ce propos de l’intrusion d’un genre de «spéculation» tout profane dans certaines organisations initiatiques occidentales, nous rappellerons seulement la vanité, que nous avons eu maintes occasions de signaler, de toutes les tentatives faites pour établir un lieu ou une comparaison quelconque entre la science moderne et lu connaissance traditionnelle (2).

(1) Il est évident que, notamment, celui qui reçoit dès son enfance l’instruction profane et «obligatoire» dans les écoles ne saurait en être tenu pour responsable, ni être regardé pour cela comme «disqualifié» pour l’initiation; toute la question est de savoir quelle «empreinte» il en gardera par la suite, car c’est là ce qui dépend réellement de ses possibilités propres.

(2) Cf. notamment Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII et XXXII.

Certains vont même, en ce sens, jusqu’à prétendre trouver dans la première des «confirmations» de la seconde, comme si celle-ci, qui repose sur les principes immuables, pouvait tirer le moindre bénéfice d’une conformité accidentelle et tout extérieure avec quelques-uns des résultats hypothétiques et sans cesse changeants de cette recherche incertaine et tâtonnante que les modernes se plaisent à décorer du nom de «science»! Mais ce n’est pas sur ce côté de la question que nous avons à insister surtout présentement, ni même sur le danger qu’il peut y avoir, lorsqu’on accorde une importance exagérée à ce savoir inférieur (et souvent même tout à fait illusoire), d’y consacrer toute son activité au détriment d’une connaissance supérieure, dont la possibilité même arrivera ainsi à être totalement, méconnue ou ignorée; On ne sait que trop que ce cas est en effet celui de l’immense majorité de nos contemporains; et, pour ceux-là, la question d’un rapport avec la connaissance initiatique, ou même traditionnelle en général, ne se pose évidemment plus, puisqu’ils ne soupçonnent même pas l’existence d’une telle connaissance. Mais, sans même aller jusqu’à cet extrême, l’instruction profane peut constituer bien souvent en fait, sinon en principe, un obstacle à l’acquisition de la véritable connaissance, c’est-à-dire tout le contraire d’une préparation efficace, et cela pour diverses raisons sur lesquelles nous devons maintenant nous expliquer un peu plus en détail. D’abord, l’éducation profane impose certaines habitudes mentales dont il peut être plus ou moins difficile de se défaire par la suite; il n’est que trop aisé de constater que les limitations et même les déformations qui sont l’ordinaire conséquence de l’enseignement universitaire sont souvent irrémédiables; et, pour échapper entièrement à cette fâcheuse influence, il faut des positions spéciales qui ne peuvent être qu’exceptionnelles. Nous parlons ici d’une façon tout à fait générale, et nous n’insisterons pas sur tels inconvénients plus particuliers, comme l’étroitesse de vues qui résulte inévitablement de la «spécialisation», ou la «myopie intellectuelle» qui est l’habituel accompagnement de l’«érudition» cultivée pour elle-même; ce qu’il est essentiel d’observer, c’est que, si la connaissance profane en elle-même est simplement indifférente, les méthodes par lesquelles elle est inculquée sont en réalité la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique.

Ensuite, il faut tenir compte, comme d’un obstacle qui est loin d’être négligeable, de cette sorte d’infatuation qui est fréquemment causée par un prétendu savoir, et qui est même, chez bien des gens, d’autant plus accentuée que ce savoir est plus élémentaire, inférieur et incomplet; d’ailleurs, même sans sortir des contingences de la «vie ordinaire», les méfaits de l’instruction primaire à cet égard sont aisément reconnus de tous ceux que n’aveuglent pas certaines idées préconçues. Il est évident que, de deux ignorants, celui qui se rend compte qu’il ne sait rien est dans une disposition beaucoup plus favorable à l’acquisition de la connaissance que celui qui croit savoir quelque chose; les possibilités naturelles du premier sont intactes, pourrait-on dire, tandis que celles du second sont comme «inhibées» et ne peuvent plus se développer librement. D’ailleurs, même en admettant une égale bonne volonté chez les deux individus considérés, il n’en resterait pas moins, dans tous les cas, que l’un d’eux aurait tout d’abord à se débarrasser des idées fausses dont son mental est encombré, tandis que l’autre serait tout au moins dispensé de ce travail préliminaire et négatif, qui représente un des sens de ce que l’initiation maçonnique désigne symboliquement comme le «dépouillement des métaux».

On peut s’expliquer facilement par là un fait que nous avons eu fréquemment l’occasion de constater en ce qui concerne les gens dits «cultivés»; on sait ce qui est entendu communément par ce mot: il ne s’agit même pas là d’une instruction tant soit peu solide, si limitée et si inférieure qu’en soit la portée, mais d’une «teinture» superficielle de toute sorte de choses, d’une éducation surtout «littéraire», en tout cas purement livresque et verbale, permettant de parler avec assurance de tout, y compris ce qu’on ignore le plus complètement, et susceptible de faire illusion à ceux qui, séduits par ces brillantes apparences, ne s’aperçoivent pas qu’elles ne recouvrent que le néant. Cette «culture» produit généralement, à un autre niveau, des effets assez comparables. A ceux que nous rappelions tout à l’heure au sujet de l’instruction· primaire; il y a certes des exceptions, car il peut arriver que celui qui a reçu une telle «culture» soit doué d’assez heureuses dispositions naturelles pour ne l’apprécier qu’à sa juste valeur et ne point en être dupe lui-même; mais nous n’exagérons rien en disant que, en dehors de ces exceptions, la grande majorité des gens «cultivés» doivent être comptés parmi ceux dont l’état mental est le plus défavorable à la réception de la véritable connaissance. Il y a chez eux, vis-à-vis de celle-ci, une sorte de résistance souvent inconsciente, parfois aussi voulue; ceux mêmes qui ne nient pas formellement, de parti pris et a priori, tout ce qui est d’ordre ésotérique ou initiatique, témoignent du moins à cet égard d’un manque d’intérêt complet, et il arrive même qu’ils affectent de faire étalage de leur ignorance de ces choses, comme si elle était à leurs propres yeux une des marques de la supériorité que la «culture» est censée leur conférer! Qu’on ne croie pas qu’il y ait là de notre part la moindre intention caricaturale; nous ne faisons que dire exactement ce que nous avons vu en maintes circonstances, non seulement en Occident, mais même en Orient, où d’ailleurs ce type de l’homme «cultivé» a heureusement assez peu d’importance, n’ayant fait son apparition que très récemment et comme produit d’une certaine éducation «occidentalisée», d’où il résulte, notons-le en passant, que cet homme «cultivé» est nécessairement en même temps un «moderniste» (1). La conclusion à tirer de là, c’est que les gens de cette sorte sont tout simplement les moins «initiables» des profanes, et qu’il serait parfaitement déraisonnable de tenir le moindre compte de leur opinion, ne fût-ce que pour essayer d’y adapter la présentation de certaines idées; du reste, il convient d’ajouter que le souci de l’«opinion publique» en général est une attitude aussi «anti-initiatique» que possible.

(1) Sur les rapports de ce «modernisme» avec l’opposition à tout ésotérisme, voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch XI.

Nous devons encore, à cette occasion, préciser un autre point qui se rattache étroitement à ces considérations: c’est que toute connaissance exclusivement «livresque» n’a rien de commun avec la connaissance initiatique, même envisagée à son stade simplement théorique. Cela peut même paraître évident après ce que nous venons de dire, car tout ce qui n’est qu’étude livresque fait incontestablement partie de l’éducation la plus extérieure; si nous y insistons, c’est qu’on pourrait se méprendre dans le cas où cette étude porte sur des livres dont le contenu est d’ordre initiatique. Celui qui lit de tels livres à la façon des gens «cultivés», ou même celui qui les étudie à la façon des «érudits» et selon les méthodes profanes, n’en sera pas pour cela plus rapproché de la véritable connaissance, parce qu’il y apporte des dispositions qui ne lui permettent pas d’en pénétrer le sens réel ni de se l’assimiler à un degré quelconque; l’exemple des orientalistes, avec l’incompréhension totale dont ils font généralement preuve, en est une illustration particulièrement frappante. Tout autre est le cas de celui qui, prenant ces mêmes livres comme «supports» de son travail intérieur, ce qui est le rôle auquel ils sont essentiellement destinés, sait voir au delà des mots et trouve dans ceux-ci une occasion et un point d’appui pour le développement de ses propres possibilités; ici, on en revient en somme à l’usage proprement symbolique dont le langage est susceptible, et dont nous avons déjà parlé précédemment. Ceci, on le comprendra sans peine, n’a plus rien de commun avec la simple étude livresque, bien que les livres en soient le point de départ; le fait d’entasser dans sa mémoire des notions verbales n’apporte pas même l’ombre d’une connaissance réelle; seule compte la pénétration de l’«esprit» enveloppé sous les formes extérieures, pénétration qui suppose que l’être porte en lui-même des possibilités correspondantes, puisque toute connaissance est essentiellement identification; et, sans cette qualification inhérente à la nature même de cet être, les plus hautes expressions de la connaissance initiatique, dans la mesure où elle est exprimable, et les Ecritures sacrées de toutes les traditions elles-mêmes, ne seront jamais que «lettre morte» et flatus vocis.

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Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XVIII

ch.XVIII: Symbolisme et philosophie


Si le symbolisme est, comme nous venons de l’expliquer, essentiellement inhérent à tout ce qui présente un caractère traditionnel, il est aussi, en même temps, un des traits par lesquels les doctrines traditionnelles, dans leur ensemble (car ceci s’applique à la fois aux deux domaines ésotérique et exotérique), se distinguent, en quelque sorte à première vue, de la pensée profane, à laquelle ce même symbolisme est tout à fait étranger, et cela nécessairement, par là même qu’il traduit proprement quelque chose de «non-humain», qui ne saurait aucunement exister en pareil cas. Pourtant, les philosophes, qui sont les représentants par excellence, si l’on peut dire, de cette pensée profane, mais qui n’en ont pas moins la prétention de s’occuper des choses les plus diverses, comme si leur compétence s’étendait à tout, s’occupent parfois aussi du symbolisme, et il leur arrive alors d’émettre des idées et des théories bien étranges; c’est ainsi que certains ont voulu constituer une «psychologie du symbolisme», ce qui se rattache à l’erreur spécifiquement moderne qu’on peut désigner par le nom de «psychologisme», et qui n’est elle-même qu’un cas particulier de la tendance à tout réduire à des éléments exclusivement humains. Cependant, il en est aussi quelques-uns qui reconnaissent que le symbolisme ne relève pas de la philosophie; mais ils entendent donner à cette assertion un sens visiblement défavorable, comme si le symbolisme était à leurs yeux une chose inférieure et même négligeable; et l’on peut même se demander, à voir la façon dont ils en parlent, s’ils ne le confondent pas tout simplement avec le pseudo-symbolisme de certains littérateurs, prenant ainsi pour la vraie signification du mot ce qui n’en est qu’un emploi tout à fait abusif et détourné. En réalité, si le symbolisme est une «forme de la pensée» comme on le dit, ce qui est vrai en un certain sens, mais n’empêche point qu’il soit aussi et tout d’abord autre chose, la philosophie en est une autre, radicalement différente, opposée même à divers égards. On peut aller plus loin: cette forme de pensée que représente la philosophie ne correspond qu’à un point de vue très spécial et ne saurait, même dans les cas les plus favorables, être valable que dans un domaine fort restreint, dont son plus grand tort, inhérent d’ailleurs à toute pensée profane comme telle, est peut-être de ne pas savoir ou de ne pas vouloir reconnaître les limites; le symbolisme, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par ce que nous avons déjà expliqué, a une tout autre portée; et, même en ne voyant là rien de plus que deux formes de la pensée (ce qui est proprement confondre l’usage du symbolisme avec son essence même), ce serait encore une grave erreur de vouloir les mettre sur le même plan. Que les philosophes ne soient point de cet avis, cela ne prouve rien; pour mettre les choses à leur juste place, il faut avant tout les envisager avec impartialité, ce qu’ils ne peuvent faire en l’occurrence; et, quant, à nous, nous sommes persuadés que, en tant que philosophes, ils n’arriveront jamais à pénétrer le sens profond du moindre symbole, parce qu’il y a là quelque chose qui est entièrement en dehors de leur façon de penser et qui dépasse inévitablement leur compréhension. Ceux qui connaissent déjà tout ce que nous avons dit ailleurs de la philosophie, en maintes occasions, ne peuvent s’étonner de nous voir lui accorder qu’une bien médiocre importance; du reste, sans même aller au fond des choses, il suffit, pour se rendre compte que sa position ne peut être ici que subalterne en quelque sorte, de se souvenir que tout mode d’expression, quel qu’il soit, a forcément un caractère symbolique, au sens le plus général de ce terme, par rapport à ce qu’il exprime. Les philosophes ne peuvent faire autrement que de se servir de mots, et, ainsi que nous l’avons dit précédemment, ces mots, en eux- mêmes, ne sont et ne peuvent être rien d’autre que des symboles; c’est donc, d’une certaine façon, la philosophie qui rentre, bien que tout à fait inconsciemment, dans le domaine du symbolisme, et non pas l’inverse. Cependant, il y a, sous un autre rapport, une opposition entre philosophie et symbolisme, si l’on entend ce dernier dans l’acception plus restreinte qu’on lui donne le plus habituellement, et qui est d’ailleurs aussi celle où nous le prenons lorsque nous le considérons comme proprement caractéristique des doctrines traditionnelles: cette opposition consiste en ce que la philosophie est comme tout ce qui s’exprime dans les formes ordinaires du langage, essentiellement analytique, tandis que le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique. La forme du langage est, par définition même, «discursive» comme la raison humaine dont il est l’instrument propre et dont il suit ou reproduit la marche aussi exactement que possible; au contraire, le symbolisme proprement dit est véritablement «intuitif», ce qui, tout naturellement, le rend incomparablement plus apte que le langage à servir de point d’appui à l’intuition intellectuelle et supra-rationnelle, et c’est précisément pourquoi il constitue le mode d’expression par excellence de tout enseignement initiatique. Quant à la philosophie, elle représente en quelque sorte le type de la pensée discursive (ce qui, bien entendu, ne veut pas dire que toute pensée discursive ait un caractère spécifiquement philosophique), et c’est ce qui lui impose des limitations dont elle ne saurait s’affranchir; par contre, le symbolisme, en tant que support de l’intuition transcendante, ouvre des possibilités véritablement illimitées.

La philosophie, par son caractère discursif, est chose exclusivement rationnelle, puisque ce caractère est celui qui appartient en propre à la raison elle-même; le domaine de la philosophie et ses possibilités ne peuvent donc en aucun cas s’étendre au delà de ce que la raison est capable d’atteindre; et encore ne représente-t-elle qu’un certain usage assez particulier de cette faculté, car il est évident, ne serait-ce que du fait de l’existence de sciences indépendantes, qu’il y a, dans l’ordre même de la connaissance rationnelle, bien des choses qui ne sont pas du ressort de la philosophie. Il ne s’agit d’ailleurs nullement ici de contester la valeur de la raison dans son domaine propre et tant qu’elle ne prétend pas le dépasser (1); mais cette valeur ne peut être que relative, comme ce domaine l’est également; et, du reste, le mot ratio lui-même n’a-t’il pas primitivement le sens de «rapport»? Nous ne contestons même pas davantage, dans certaines limites, la légitimité de la dialectique, encore que les philosophes en abusent trop souvent; mais cette dialectique, en tout cas, ne doit jamais être qu’un moyen, non une fin en elle-même, et, en outre, il se peut que ce moyen ne soit pas applicable à tout indistinctement; seulement, pour se rendre compte de cela, il faut sortir des bornes de la dialectique, et c’est ce que ne peut faire le philosophe comme tel. En admettant même que la philosophie aille aussi loin que cela lui est théoriquement possible, nous voulons dire jusqu’aux extrêmes limites du domaine de la raison, ce sera encore bien peu en vérité, car, pour nous servir ici d’une expression évangélique, «une seule chose est nécessaire», et c’est précisément cette chose qui lui demeurera toujours interdite, parce qu’elle est au-dessus et au delà de toute connaissance rationnelle. Que peuvent les méthodes discursives du philosophe en face de l’inexprimable, qui est, comme nous l’expliquions plus haut, le «mystère» au sens le plus vrai et le plus profond de ce mot? Au contraire, le symbolisme, redisons-le encore, a pour fonction essentielle de faire «assentir» cet inexprimable, de fournir le support qui permettra à l’intuition intellectuelle de l’atteindre effectivement; qui donc, ayant compris cela, oserait encore nier l’immense supériorité du symbolisme et contester que sa portée dépasse incomparablement celle de toute philosophie possible? Si excellente et si parfaite en son genre que puisse être une philosophie (et ce n’est certes pas aux philosophies modernes que nous pensons en admettant une pareille hypothèse), ce n’est pourtant encore «que de la paille»; le mot est de saint Thomas d’Aquin lui-même, qui cependant, on le reconnaîtra, ne devait pas être porté à déprécier outre mesure la pensée philosophique, mais qui du moins avait conscience de ses limitations.

(1) Faisons remarquer, à ce propos, que «supra-rationnel» n’est aucunement synonyme d’«irrationnel»: ce qui est au-dessus de la raison ne lui est point contraire, mais lui échappe purement et simplement.

Mais il y a encore autre chose: en considérant le symbolisme comme une «forme de pensée», on ne l’envisage en somme que sous le rapport purement humain, qui est du reste évidemment le seul sous lequel une comparaison avec la philosophie soit possible; on doit sans doute l’envisager ainsi, en tant qu’il est un mode d’expression à l’usage de l’homme, mais, à la vérité, cela est fort loin d’être suffisant et, ne touchant aucunement à son essence, ne représente même que le côté le plus extérieur de la question. Nous avons déjà assez insisté sur le côté «non- humain» du symbolisme pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir encore bien longuement; il suffit en somme de constater qu’il a son fondement dans la nature même des êtres et des choses, qu’il est en parfaite conformité avec les lois de cette nature, et de réfléchir que les lois naturelles ne sont elles-mêmes au fond qu’une expression et comme une extériorisation, si l’on peut dire, de la Volonté divine ou principielle. Le véritable fondement du symbolisme, c’est, comme nous l’avons déjà dit, la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalité, qui les relie l’un à l’autre, et qui s’étend, par conséquent, de l’ordre naturel pris dans son ensemble à l’ordre surnaturel lui-même; en vertu de cette correspondance, la nature tout entière n’est elle-même qu’un symbole, c’est-à-dire qu’elle ne reçoit sa vraie signification que si on la regarde comme un support pour nous élever à la connaissance des vérités surnaturelles, ou «métaphysiques» au sens propre et étymologique de ce mot, ce qui est précisément la fonction essentielle du symbolisme, et ce qui est aussi la raison d’être profonde de toute science traditionnelle (1). Par là même, il y a nécessairement dans le symbolisme quelque chose dont l’origine remonte plus haut et plus loin que l’humanité, et l’on pourrait dire que cette origine est dans l’œuvre même du Verbe divin: elle est tout d’abord dans la manifestation universelle elle-même, et elle est ensuite, plus spécialement par rapport à l’humanité, dans la Tradition primordiale qui est bien, elle aussi, «révélation» du Verbe; cette Tradition, dont toutes les autres ne sont que des formes dérivées, s’incorpore pour ainsi dire dans des symboles qui se sont transmis d’âge en âge sans qu’on puisse leur assigner aucune origine «historique», et le processus de cette sorte d’incorporation symbolique est encore analogue, dans son ordre, à celui de la manifestation (2).

En face de ces titres du symbolisme, qui en font la valeur transcendante, quels sont ceux que la philosophie pourrait bien avoir à revendiquer? L’origine du symbolisme se confond véritablement avec l’origine des temps, si elle n’est même, en un sens, au delà des temps, puisque ceux-ci ne comprennent en réalité qu’un mode spécial de la manifestation (3); il n’est d’ailleurs, comme nous l’avons fait remarquer, aucun symbole authentiquement traditionnel qu’on puisse rapporter à un inventeur humain, dont on puisse dire qu’il a été imaginé par tel ou tel individu; et cela même ne devrait-il pas donner à réfléchir à ceux qui en sont capables? Toute philosophie, au contraire, ne remonte qu’à une époque déterminée et, en somme, toujours récente, même s’il s’agit de l’antiquité «classique» qui n’est qu’une antiquité fort relative (ce qui prouve bien d’ailleurs que, même humainement, cette forme spéciale de pensée n’a rien d’essentiel) (4); elle est l’œuvre d’un homme dont le nom nous est connu aussi bien que la date à laquelle il a vécu, et c’est ce nom même qui sert d’ordinaire à la désigner, ce qui montre bien qu’il n’y a là rien que d’humain et d’individuel. C’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’on ne peut songer à établir une comparaison quelconque entre la philosophie et le symbolisme qu’à la condition de se borner à envisager celui-ci exclusivement du côté humain, puisque, pour tout le reste, on ne saurait trouver dans l’ordre philosophique ni équivalence ni même correspondance de quelque genre que ce soit.

(1) C’est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre: suivant l’expression biblique, «Coeli enarrant gloriam Dei» (Psaume XIX, 2).

(2) Nous rappellerons encore une fois à ce propos, pour ne laisser place à aucune équivoque, que nous nous refusons absolument à donner le nom de «tradition» à tout ce qui est purement humain et profane, et, en particulier, à une doctrine philosophique quelle qu’elle soit.

(3) Il est donc assez peu compréhensible qu’un certain Rite maçonnique, dont la «régularité» est d’ailleurs très contestable, prétende dater ses documents d’une ère comptée Ab Origine Symbolismi.

(4) Il y aurait peut-être lieu de se demander pourquoi la philosophie a pris naissance précisément au VIème siècle avant l’ère chrétienne, époque qui présente des caractères assez singuliers à bien des égards, ainsi que nous l’avons fait remarquer en différentes occasions.

La philosophie est donc, si l’on veut, et pour mettre les choses au mieux, la «sagesse humaine», ou une de ses formes, mais elle n’est en tout cas que cela, et c’est pourquoi nous disons qu’elle est bien peu de chose au fond; et elle n’est que cela parce qu’elle est une spéculation toute rationnelle, et que la raison est une faculté purement humaine, celle même par laquelle se définit essentiellement la nature individuelle humaine comme telle. «Sagesse humaine», autant dire «sagesse mondaine», au sens ou le «monde» est entendu notamment dans l’Evangile (1); nous pourrions encore, dans le même sens, dire tout aussi bien «sagesse profane»; toutes ces expressions sont synonymes au fond, et elles indiquent clairement que ce dont il s’agit n’est point la véritable sagesse, que ce n’en est tout au plus qu’une ombre assez vaine, et même trop souvent «inversée» (2). D’ailleurs, en fait, la plupart des philosophies ne sont pas même une ombre de la sagesse, si déformée qu’on la suppose; elles ne sont, surtout lorsqu’il s’agit des philosophies modernes, d’où les moindres vestiges des anciennes connaissances traditionnelles ont entièrement disparu, que des constructions dépourvues de toute base solide, des assemblages d’hypothèses plus ou moins fantaisistes, et, en tout cas, de simples opinions individuelles sans autorité et sans portée réelle.

Nous pouvons, pour conclure sur ce point, résumer en quelques mots le fond de notre pensée: la philosophie n’est proprement que du «savoir profane» et ne peut prétendre à rien de plus, tandis que le symbolisme, entendu dans son vrai sens, fait essentiellement partie de la «science sacrée», qui même ne saurait véritablement exister ou du moins s’extérioriser sans lui, car tout moyen d’expression approprié lui fait alors défaut. Nous savons bien que beaucoup de nos contemporains, et même le plus grand nombre, sont malheureusement incapables de faire comme il convient la distinction entre ces deux ordres de connaissance (si tant est qu’une connaissance profane mérite vraiment ce nom); mais, bien entendu, ce n’est pas à ceux-là que nous nous adressons, car, comme nous l’avons déjà déclaré assez souvent en d’autres occasions, c’est uniquement de «science sacrée» que nous entendons nous occuper pour notre part.

(1) En sanscrit, le mot laukika, «mondain» (adjectif dérivé de loka, «monde»), est pris souvent avec la même acception que dans le langage évangélique, c’est-à-dire en somme avec le sens de «profane», et cette concordance nous paraît très digne de remarque.

(2) Du reste, même à ne considérer que le sens propre des mots, il devrait être évident que philosophia n’est point sophia, «sagesse», ce ne peut être normalement, par rapport à celle-ci, qu’une préparation ou un acheminement; aussi pourrait-on dire que la philosophie devient illégitime dès qu’elle n’a plus pour but de conduire à quelque chose qui la dépasse. C’est d’ailleurs ce que reconnaissaient les scolastiques du moyen âge lorsqu’ils disaient: «Philosophia ancilla theologiæ»; mais, en cela, leur point de vue était encore beaucoup trop restreint, car la théologie, qui ne relève que du domaine exotérique, est extrêmement loin de pouvoir représenter la sagesse traditionnelle dans son intégralité.

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Guénon: "Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps" ch. XXI

Chap. XXI: Caïn et Abel


La «solidification» du monde a encore, dans l’ordre humain et social, d’autres conséquences dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici: elle engendre, à cet égard, un état de choses dans lequel tout est compté, enregistré et réglementé, ce qui n’est d’ailleurs, au fond, qu’un autre genre de «mécanisation»; il n’est que trop facile de constater partout, à notre époque, des faits symptomatiques tels que, par exemple, la manie des recensements (qui du reste se relie directement à l’importance attribuée aux statistiques) (1), et d’une façon générale, la multiplication incessante des interventions administratives dans toutes les circonstances de la vie, interventions qui doivent naturellement avoir pour effet d’assurer une uniformité aussi complète que possible entre les individus, d’autant plus que c’est en quelque sorte un «principe» de toute administration moderne de traiter ces individus comme de simples unités numériques toutes semblables entre elles, c’est-à-dire d’agir comme si, par hypothèse, l’uniformité «idéale» était déjà réalisée, et de contraindre ainsi tous les hommes à s’ajuster, si l’on peut dire, à une même mesure «moyenne». D’autre part, cette réglementation de plus en plus excessive se trouve avoir une conséquence fort paradoxale: c’est que, alors qu’on vante la rapidité et la facilité croissantes des communications entre les pays les plus éloignés, grâce aux inventions de l’industrie moderne, on apporte en même temps tous les obstacles possibles à la liberté de ces communications, si bien qu’il est souvent pratiquement impossible de passer d’un pays à un autre, et qu’en tout cas cela est devenu beaucoup plus difficile qu’au temps où il n’existait aucun moyen mécanique de transport. C’est encore là un aspect particulier de la «solidification»: dans un tel monde, il n’y a plus de place pour les peuples nomades qui jusqu’ici subsistaient encore dans des conditions diverses, car ils en arrivent peu à peu à ne plus trouver devant eux aucun espace libre, et d’ailleurs on s’efforce par tous les moyens de les amener à la vie sédentaire (2), de sorte que, sous ce rapport aussi, le moment ne semble plus très éloigné où «la roue cessera de tourner»; par surcroît, dans cette vie sédentaire, les villes, qui représentent en quelque sorte le dernier degré de la «fixation», prennent une importance prépondérante et tendent de plus en plus à tout absorber (3); et c’est ainsi que, vers la fin du cycle, Caïn achève véritablement de tuer Abel.

(1) Il y aurait beaucoup à dire sur les interdictions formulées dans certaines traditions contre les recensements, sauf dans quelques cas exceptionnels; si l'on disait que ces opérations et toutes celles de ce qu'on appelle l'«état civil» ont, entre autres inconvénients, celui de contribuer à abréger la durée de la vie humaine (ce qui est d'ailleurs conforme à la marche même du cycle, surtout dans ses dernières périodes), on ne serait sans doute pas cru, et pourtant, dans certains pays, les paysans les plus ignorants savent fort bien, comme un fait d'expérience courante, que si l'on compte trop souvent les animaux, il en meurt beaucoup plus que si l'on s'en abstient; mais évidemment, aux yeux des modernes soi-disant «éclairés», ce ne peuvent être là que des «superstitions».

(2) On peut citer ici, comme exemples particulièrement significatifs, les projets «sionistes» en ce qui concerne les Juifs, et aussi les tentatives faites récemment pour fixer les Bohémiens dans certaines contrées de l'Europe orientale.

(3) Il faut d'ailleurs rappeler à ce propos que la «Jérusalem céleste» elle-même est symboliquement une «ville», ce qui montre que, là encore, il y a lieu d'envisager, comme nous le disions plus haut, un double sens de la «solidification».

En effet, dans le symbolisme biblique, Caïn est représenté avant tout comme agriculteur, Abel comme pasteur, et ils sont ainsi les types des deux sortes de peuples qui ont existé dès les origines de la présente humanité, ou du moins dès qu’il s’y est produit une première différenciation: les sédentaires, adonnés à la culture de la terre; les nomades, à l’élevage des troupeaux (4). Ce sont là, il faut y insister, les occupations essentielles et primordiales de ces deux types humains; le reste n’est qu’accidentel, dérivé ou surajouté, et parler de peuples chasseurs ou pêcheurs, par exemple, comme le font communément les ethnologues modernes, c’est ou prendre l’accidentel pour l’essentiel, ou se référer uniquement à des cas plus ou moins tardifs d’anomalie et de dégénérescence, comme on peut en rencontrer en fait chez certains sauvages (et les peuples principalement commerçants ou industriels de l’Occident moderne ne sont d’ailleurs pas moins anormaux, quoique d’une autre façon) (5). Chacune de ces deux catégories avait naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations; cette différence se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel dans le récit de la Genèse (6). Puisque nous faisons plus particulièrement appel ici au symbolisme biblique, il est bon de remarquer tout de suite, à ce propos, que la Thora hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades: de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation; mais d’ailleurs, bien entendu, les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une allusion partielle à propos de la «solidification», puisque cette question, comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn. Du caractère spécial de la tradition hébraïque vient aussi la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes; du moins en fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de David et de Salomon et l’on sait que pour construire le Temple de Jérusalem il fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers.

(4) On pourrait ajouter que, Caïn étant désigné comme l'aîné, l'agriculture semble avoir par là une certaine antériorité, et en fait, Adam lui-même, dès avant la «chute» est représenté comme ayant pour fonction de «cultiver le jardin», ce qui d'ailleurs se réfère proprement à la prédominance du symbolisme végétal dans la figuration du début du cycle (d'où une «agriculture» symbolique et même initiatique, celle-là même que Saturne, chez les Latins, était dit aussi avoir enseignée aux hommes de l'«âge d'or»; mais quoi qu'il en soit, nous n'avons à envisager ici que l'état symbolisé par l'opposition (qui est en même temps un complémentarisme) de Caïn et d'Abel, c'est-à-dire celui où la distinction des peuples en agriculteurs et pasteurs est déjà un fait accompli.

(5) Les dénominations d'Iran et de Turan, dont on a voulu faire des désignations de races, représentent en réalité respectivement les peuples sédentaires et les peuples nomades; Iran ou Airyana vient du mot arya (d'où ârya par allongement), qui signifie «laboureur» (dérivé de la racine ar, qui se retrouve dans le latin arare, arator, et aussi aryum, «champ»); et l'emploi du mot ârya comme désignation honorifique (pour les castes supérieures) est, par suite, caractéristique de la tradition des peuples agriculteurs.

(6) Sur l'importance toute particulière du sacrifice et des rites qui s'y rapportent dans les différentes formes traditionnelles, voir Frithjof Schuon, Du Sacrifice, dans la revue Études Traditionnelles, n° d'avril 1938, et A. K. Coomaraswamy, Atmayajna: Self-sacrifice, dans le Harvard Journal of Asiatic Studies, n° de février 1942.

(7) La fixation du peuple hébreu dépendait d'ailleurs essentiellement de l'existence même du Temple de Jérusalem; dès que celui-ci est détruit, le nomadisme reparaît sous la forme spéciale de la «dispersion».

Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes; et en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même; cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait mention de ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là comme deux phases successives dans le «sédentarisme», la seconde représentant, par rapport à la première, un degré plus accentué de fixité et de «resserrement» spatial. D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des œuvres du temps: fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe; mais ils ont devant eux l’espace qui ne leur oppose aucune limitation mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. On retrouve ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel: le principe de compression, représenté par le temps; le principe d’expansion, par l’espace (8). À vrai dire, l’un et l’autre de ces deux principes se manifestent à la fois dans le temps et dans l’espace, comme en toutes choses, et il est nécessaire d’en faire la remarque pour éviter des identifications ou des assimilations trop «simplifiées», ainsi que pour résoudre parfois certaines oppositions apparentes; mais il n’en est pas moins certain que l’action du premier prédomine dans la condition temporelle, et celle du second dans la condition spatiale. Or le temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de «dévorateur»; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades: c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn. L’activité des nomades s’exerce spécialement sur le règne animal, mobile comme eux; celle des sédentaires prend au contraire pour objets directs les deux règnes fixes, le végétal et le minéral. D’autre part, par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances mais qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute formation spatiale. Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration (10). Mais il y a ceci de remarquable, que parmi les facultés sensibles, la vue a un rapport direct avec l’espace, et l’ouïe avec le temps: les éléments du symbole visuel s’expriment en simultanéité, ceux du symbole sonore en succession; il s’opère donc dans cet ordre une sorte de renversement des relations que nous avons envisagées précédemment, renversement qui est d’ailleurs nécessaire pour établir un certain équilibre entre les deux principes contraires dont nous avons parlé, et pour maintenir leurs actions respectives dans les limites compatibles avec l’existence humaine normale. Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «jeu» purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains (11).

(8) Sur cette signification cosmologique, nous renverrons aux travaux de Fabre d'Olivet.

(9) L'utilisation des éléments minéraux comprend notamment la construction et la métallurgie; nous aurons à revenir sur cette dernière, dont le symbolisme biblique rapporte l'origine à Tubalcaïn, c'est-à-dire à un descendant direct de Caïn, dont le nom se retrouve même comme un des éléments entrant dans la formation du sien, ce qui indique qu'il existe entre eux un rapport particulièrement étroit.

(10) La distinction de ces deux catégories fondamentales de symboles est, dans la tradition hindoue, celle du yantra, symbole figuré, et du mantra, symbole sonore; elle entraîne naturellement une distinction correspondante dans les rites où ces éléments symboliques sont employés respectivement, bien qu'il n'y ait pas toujours une séparation aussi nette que celle qu'on peut envisager théoriquement et que, en fait, toutes les combinaisons en proportions diverses soient ici possibles.

(11) Il est à peine besoin de faire remarquer que, dans toutes les considérations exposées ici, on voit apparaître nettement le caractère corrélatif et en quelque sorte symétrique des deux conditions spatiale et temporelle envisagées sous leur aspect qualitatif.

Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions d’existence: ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps. Et voici où apparaît l’antinomie du «sens inverse»: ceux qui vivent selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent; ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment. Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns et des autres demeure possible par l’équilibre au moins relatif qui s’établit entre les termes représentatifs des deux tendances contraires; si l’une ou l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en action, la fin viendrait bientôt, soit par «cristallisation», soit par «volatilisation», s’il est permis d’employer à cet égard des expressions symboliques qui doivent évoquer la «coagulation» et la «solution» alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la signification respective (12). Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité, celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation.

(12) C'est pourquoi le nomadisme, sous son aspect «maléfique» et dévié, exerce facilement une action «dissolvante» sur tout ce avec quoi il entre en contact; de son côté, le sédentarisme, sous le même aspect, ne peut mener en définitive qu'aux formes les plus grossières d'un matérialisme sans issue.

Mais, pour en revenir au symbolisme biblique, le sacrifice animal est fatal à Abel (13), et l’offrande végétale de Caïn n’est pas agréée; celui qui est béni meurt, celui qui vit est maudit (14). L’équilibre, de part et d’autre, est donc rompu; comment le rétablir, sinon par des échanges tels que chacun ait sa part des productions de l’autre? C’est ainsi que le mouvement associe le temps et l’espace, étant en quelque sorte une résultante de leur combinaison, et concilie en eux les deux tendances opposées dont il a été question tout à l’heure (15); le mouvement n’est lui-même encore qu’une série de déséquilibres, mais la somme de ceux-ci constitue l’équilibre relatif compatible avec la loi de la manifestation ou du «devenir», c’est-à-dire avec l’existence contingente elle-même. Tout échange entre les êtres soumis aux conditions temporelle et spatiale est en somme un mouvement, ou plutôt un ensemble de deux mouvements inverses et réciproques, qui s’harmonisent et se compensent l’un l’autre; ici, l’équilibre se réalise donc directement par le fait même de cette compensation (16). Le mouvement alternatif des échanges peut d’ailleurs porter sur les trois domaines spirituel (ou intellectuel pur), psychique et corporel, en correspondance avec les «trois mondes»: échange des principes, des symboles et des offrandes, telle est, dans la véritable histoire traditionnelle de l’humanité terrestre, la triple base sur laquelle repose le mystère des pactes, des alliances et des bénédictions, c’est-à-dire, au fond, la répartition même des «influences spirituelles» en action dans notre monde; mais nous ne pouvons insister davantage sur ces dernières considérations, qui se rapportent évidemment à un état normal dont nous sommes actuellement fort éloignés à tous égards, et dont le monde moderne comme tel n’est même proprement que la négation pure et simple (17).

(13) Comme Abel a versé le sang des animaux, son sang est versé par Caïn; il y a là comme l'expression d'une «loi de compensation» en vertu de laquelle les déséquilibres partiels, en quoi consiste au fond toute manifestation, s'intègrent dans l'équilibre total.

(14) Il importe de remarquer que la Bible hébraïque admet cependant la validité du sacrifice non sanglant considéré en lui-même: tel est le cas du sacrifice de Melchisédech, consistant en l'offrande essentiellement végétale du pain et du vin; mais ceci se rapporte en réalité au rite du Soma vêdique et à la perpétuation directe de la «tradition primordiale» au delà de la forme spécialisée de la tradition hébraïque et «abrahamique» et même, beaucoup plus loin encore, au delà de la distinction de la loi des peuples sédentaires et de celle des peuples nomades; et il y a là encore un rappel de l'association du symbolisme végétal avec le «Paradis terrestre» c'est-à-dire avec l'«état primordial» de notre humanité. - L'acceptation du sacrifice d'Abel et le rejet de celui de Caïn sont parfois figurés sous une forme symbolique assez curieuse: la fumée du premier s'élève verticalement vers le ciel, tandis que celle du second se répand horizontalement à la surface de la terre; elles tracent ainsi respectivement la hauteur et la base d'un triangle représentant le domaine de la manifestation humaine.

(15) Ces deux tendances se manifestent d'ailleurs encore dans le mouvement lui-même, sous les formes respectives du mouvement centripète et du mouvement centrifuge.

(16) Équilibre, harmonie, justice, ne sont en réalité que trois formes ou trois aspects d'une seule et même chose; on pourrait d'ailleurs, en un certain sens, les faire correspondre respectivement aux trois domaines dont nous parlons ensuite, à la condition, bien entendu, de restreindre ici la justice à son sens le plus immédiat, dont la simple «honnêteté» dans les transactions commerciales représente, chez les modernes, l'expression amoindrie et dégénérée par la réduction de toutes choses au point de vue profane et à l'étroite banalité de la «vie ordinaire».

(17) L'intervention de l'autorité spirituelle en ce qui concerne la monnaie, dans les civilisations traditionnelles, se rattache immédiatement à ce dont nous venons de parler ici; la monnaie elle-même, en effet, est en quelque sorte la représentation même de l'échange, et l'on peut comprendre par là, d'une façon plus précise, quel était le rôle effectif des symboles qu'elle portait et qui circulaient ainsi avec elle, donnant à l'échange une signification tout autre que ce qui n'en constitue que la simple «matérialité» et qui est tout ce qu'il en reste dans les conditions profanes qui régissent, dans le monde moderne, les relations des peuples comme celles des individus.

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Guénon: "Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps" ch. XVI

Chap. XVI: La dégénérescence de la monnaie


Arrivé à ce point de notre exposé, il ne sera peut-être pas inutile de nous en écarter quelque peu, du moins en apparence, pour donner, ne fût-ce qu’assez sommairement, quelques indications sur une question qui peut sembler ne se rapporter qu’à un fait d’un genre très particulier, mais qui constitue un exemple frappant des résultats de la conception de la «vie ordinaire», en même temps qu’une excellente «illustration» de la façon dont celle-ci est liée au point de vue exclusivement quantitatif et qui, par ce dernier côté surtout, se rattache en réalité très directement à notre sujet. La question dont il s’agit est celle de la monnaie, et assurément, si l’on s’en tient au simple point de vue «économique» tel qu’on l’entend aujourd’hui, il semble bien que celle-ci soit quelque chose qui appartient aussi complètement que possible au «règne de la quantité»; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne, le rôle prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait évidemment superflu d’insister; mais la vérité est que le point de vue «économique» lui-même, et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente, ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains.

Il est une remarque qu’il est bien facile de faire, pour peu qu’on ait seulement «des yeux pour voir»: c’est que les monnaies anciennes sont littéralement couvertes de symboles traditionnels, pris même souvent parmi ceux qui présentent un sens plus particulièrement profond; c’est ainsi qu’on a remarqué notamment que chez les Celtes, les symboles figurant sur les monnaies ne peuvent s’expliquer que si on les rapporte à des connaissances doctrinales qui étaient propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs une intervention directe de ceux-ci dans ce domaine; et, bien entendu, ce qui est vrai sous ce rapport pour les Celtes l’est également pour les autres peuples de l’antiquité, en tenant compte naturellement des modalités propres de leurs organisations traditionnelles respectives. Cela s’accorde très exactement avec l’inexistence du point de vue profane dans les civilisations strictement traditionnelles: la monnaie, là où elle existait, ne pouvait elle-même pas être la chose profane qu’elle est devenue plus tard; et si elle l’avait été, comment s’expliquerait ici l’intervention d’une autorité spirituelle qui évidemment n’aurait rien eu à y voir, et comment aussi pourrait-on comprendre que diverses traditions parlent de la monnaie comme de quelque chose qui est véritablement chargé d’une «influence spirituelle», dont l’action pouvait effectivement s’exercer par le moyen des symboles qui en constituaient le «support» normal? Ajoutons que, jusqu’en des temps très récents, on pouvait encore trouver un dernier vestige de cette notion dans des devises de caractère religieux, qui n’avaient assurément plus de valeur proprement symbolique, mais qui étaient du moins comme un rappel de l’idée traditionnelle désormais plus ou moins incomprise; mais après avoir été, en certains pays, reléguées autour de la «tranche» des monnaies, ces devises mêmes ont fini par disparaître complètement, et, en effet, elles n’avaient aucune raison d’être dès lors que la monnaie ne représentait plus rien d’autre qu’un signe d’ordre uniquement «matériel» et quantitatif.

Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie, sous quelque forme qu’il se soit exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité exclusivement à l’antiquité, et sans sortir du monde occidental il y a bien des indices qui montrent qu’il a dû s’y perpétuer jusque vers la fin du moyen âge, c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle. On ne pourrait en effet s’expliquer autrement que certains souverains, à cette époque, aient été accusés d’avoir «altéré les monnaies»; si leurs contemporains leur en firent un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avaient pas la libre disposition du titre de la monnaie et que, en le changeant de leur propre initiative, ils dépassaient les droits reconnus au pouvoir temporel (1). Dans tout autre cas, une telle accusation aurait été évidemment dépourvue de sens; le titre de la monnaie n’aurait d’ailleurs eu alors qu’une importance toute conventionnelle et, en somme, peu aurait importé qu’elle fût constituée par un métal quelconque et variable, ou même remplacée par un simple papier comme elle l’est en grande partie de nos jours, car cela n’aurait pas empêché qu’on pût continuer à en faire exactement le même usage «matériel». Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre la stabilité même de la puissance royale parce que, en agissant ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en définitive, l’unique source authentique de toute légitimité; et c’est ainsi que ces faits, que les historiens profanes ne semblent guère comprendre, concourent encore à indiquer très nettement que la question de la monnaie avait, au moyen âge aussi bien que dans l’antiquité, des aspects tout à fait ignorés des modernes.

(1) Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 111, où nous nous sommes référé plus spécialement au cas de Philippe le Bel, et où nous avons suggéré la possibilité d'un rapport assez étroit entre la destruction de l'Ordre du Temple et l'altération des monnaies, ce qui se comprendrait sans peine si l'on admettait, comme au moins très vraisemblable, que l'Ordre du Temple avait alors, entre autres fonctions, celle d'exercer le contrôle spirituel dans ce domaine; nous n'y insisterons pas davantage, mais nous rappellerons que c'est précisément à ce moment que nous estimons pouvoir faire remonter les débuts de la déviation moderne proprement dite.

Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralement pour toutes les choses qui jouent, à un titre ou à un autre, un rôle dans l’existence humaine: ces choses ont été dépouillées peu à peu de tout caractère «sacré» ou traditionnel, et c’est ainsi que cette existence même, dans son ensemble, est devenue toute profane et s’est trouvée finalement réduite à la basse médiocrité de la «vie ordinaire» telle qu’elle se présente aujourd’hui. En même temps, l’exemple de la monnaie montre bien que cette «profanisation», s’il est permis d’employer un tel néologisme, s’opère principalement par la réduction des choses à leur seul aspect quantitatif; en fait, on a fini par ne plus même pouvoir concevoir que la monnaie soit autre chose que la représentation d’une quantité pure et simple; mais si ce cas est particulièrement net à cet égard, parce qu’il est en quelque sorte poussé jusqu’à l’extrême exagération, il est bien loin d’être le seul où une telle réduction apparaisse comme contribuant à enfermer l’existence dans l’horizon borné du point de vue profane. Ce que nous avons dit du caractère quantitatif par excellence de l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de le comprendre suffisamment: en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples «curiosités» n’ayant aucun rapport avec les circonstances «réelles» de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la «vie ordinaire» comme dans une prison sans issue. Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, en même temps qu’il était aussi parfaitement approprié que possible à l’usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle façon qu’il pouvait à chaque instant, et du fait même qu’on en faisait réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèrent comme des «œuvres d’art»), servir de «support» de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle, et aidant ainsi chacun à s’élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités (2); quel abîme entre ces deux conceptions de l’existence humaine!

(2) On pourra, sur ce sujet, consulter de nombreuses études de A. K. Coomaraswamy, qui l'a abondamment développé et «illustré» sous toutes ses faces et avec toutes les précisions nécessaires.

Cette dégénérescence qualitative de toutes choses est d’ailleurs étroitement liée à celle de la monnaie, comme le montre le fait qu’on en est arrivé à n’«estimer» couramment un objet que par son prix, considéré uniquement comme un «chiffre», une «somme» ou une quantité numérique de monnaie; en fait, chez la plupart de nos contemporains, tout jugement porté sur un objet se base presque toujours exclusivement sur ce qu’il coûte. Nous avons souligné le mot «estimer», en raison de ce qu’il a en lui-même un double sens qualitatif et quantitatif; aujourd’hui, on a perdu de vue le premier sens ou, ce qui revient au même, on a trouvé moyen de le réduire au second, et c’est ainsi que non seulement on «estime» un objet d’après son prix, mais aussi un homme d’après sa richesse (3). La même chose est arrivée aussi, tout naturellement, pour le mot «valeur» et, remarquons-le en passant, c’est là-dessus que se fonde le curieux abus qu’en font certains philosophes récents, qui ont même été jusqu’à inventer, pour caractériser leurs théories, l’expression de «philosophie des valeurs»; au fond de leur pensée, il y a l’idée que toute chose, à quelque ordre qu’elle se rapporte, est susceptible d’être conçue quantitativement et exprimée numériquement; et le «moralisme», qui est d’autre part leur préoccupation dominante, se trouve par là associé directement au point de vue quantitatif (4). Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées purement quantitatives.

(3) Les Américains sont allés si loin en ce sens qu'ils disent communément qu'un homme «vaut» telle somme, voulant indiquer par là le chiffre auquel s'élève sa fortune; ils disent aussi, non pas qu'un homme réussit dans ses affaires, mais qu'il «est un succès», ce qui revient à identifier complètement l'individu à ses gains matériels!

(4) Cette association n'est d'ailleurs pas une chose entièrement nouvelle, car elle remonte en fait jusqu'à l'«arithmétique morale» de Bentham, qui date de la fin du XVIIIe siècle.

Pour en revenir plus spécialement à la question de la monnaie, nous devons encore ajouter qu’il s’est produit à cet égard un phénomène qui est bien digne de remarque: c’est que, depuis que la monnaie a perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa valeur quantitative elle-même, ou ce que le jargon des «économistes» appelle son «pouvoir d’achat», aller sans cesse en diminuant, si bien qu’on peut concevoir que, à une limite dont on s’approche de plus en plus, elle aura perdu toute raison d’être, même simplement «pratique» ou «matérielle», et elle devra disparaître comme d’elle-même de l’existence humaine. On conviendra qu’il y a là un étrange retour des choses, qui se comprend d’ailleurs sans peine par ce que nous avons exposé précédemment: la quantité pure étant proprement au-dessous de toute existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution. Cela peut déjà servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de la «vie ordinaire» est en réalité quelque chose de bien précaire, et nous verrons aussi par la suite qu’elle l’est encore à beaucoup d’autres égards; mais la conclusion qui s’en dégagera sera toujours la même en définitive: le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel.

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Guénon: "Le symbolisme de la Croix" p. XIV


Chapitre XIV : Le symbolisme du tissage

Il est un symbolisme qui se rapporte directement à ce que nous venons d’exposer, bien qu’il en soit fait parfois une application qui peut, à première vue, sembler s’en écarter quelque peu: dans les doctrines orientales, les livres traditionnels sont fréquemment désignés par des termes qui, dans leur sens littéral, se rapportent au tissage. Ainsi, en sanscrit, sûtra signifie proprement «fil» (1): un livre peut être formé par un ensemble de sûtras, comme un tissu est formé par un assemblage de fils; tantra a aussi le sens de «fil» et celle de «tissu», et désigne plus spécialement la «chaîne» d’un tissu (2). De même, en chinois, king est la «chaîne» d’une étoffe, et wei est sa «trame»; le premier de ces deux mots désigne en même temps un livre fondamental, et le second désigne ses commentaires (3). Cette distinction de la «chaîne» et de la «trame» dans l’ensemble des écritures traditionnelles correspond, suivant la terminologie hindoue, à celle de Shruti, qui est le fruit de l’inspiration directe, et de la Smriti, qui est le produit de la réflexion s’exerçant sur les données de la Shruti (4).

1 — Ce mot est identique au latin sutura, la même racine, avec le sens de «coudre», se trouvant également dans les deux langues. — Il est au moins curieux de constater que le mot arabe sûrat, qui désigne les chapitres du Qorân, est composé exactement des mêmes éléments que le sanscrit sûtra; ce mot a, d’ailleurs, le sens voisin de «rang» ou «rangée», et sa dérivation est inconnue.

2 — La racine tan de ce mot exprime en premier l’idée d’extension.

3 — Au symbolisme du tissage se rattache aussi l’usage des cordelettes nouées, qui tenaient lieu d’écriture en Chine à une époque fort reculée; ces cordelettes étaient du même genre que celles que les anciens Péruviens employaient également et auxquelles ils donnaient le nom de quipos. Bien qu’on ait parfois prétendu que ces dernières ne servaient qu’à compter, il paraît bien qu’elles exprimaient aussi des idées beaucoup plus complexes, d’autant plus qu’il est dit qu’elles constituaient les «annales de l’empire», et que, d’ailleurs, les Péruviens n’ont jamais eu aucun autre procédé d’écriture, alors qu’ils possédaient une langue très parfaite et très raffinée; cette sorte d’idéographie était rendue possible par de multiples combinaisons dans lesquelles l’emploi de fils de couleurs différentes joue un rôle important.

4 — Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. Ier, et aussi Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch.VIII.

Pour bien comprendre la signification de ce symbolisme, il faut remarquer tout d’abord que la chaîne, formée de fils tendus sur le métier, représente l’élément immuable et principiel, tandis que les fils de la trame, passant entre ceux de la chaîne par le va-et-vient de la navette, représentent l’élément variable et contingent, c’est-à-dire les applications du principe à telles ou telles conditions particulières. D’autre part, si l’on considère un fil de la chaîne et un fil de la trame, on s’aperçoit immédiatement que leur réunion forme la croix, dont ils sont respectivement la ligne verticale et la ligne horizontale; et tout point du tissu, étant ainsi le point de rencontre de deux fils perpendiculaires entre eux, est par là même le centre d’une telle croix.

Or, suivant ce que nous avons vu quant au symbolisme général de la croix, la ligne verticale représente ce qui unit entre eux tous les états d’un être ou tous les degrés de l’Existence, en reliant leurs points correspondants, tandis que la ligne horizontale représente le développement d’un de ces états ou de ces degrés. Si l’on rapporte ceci à ce que nous indiquions tout à l’heure, on peut dire, comme nous l’avons fait précédemment, que le sens horizontal figurera par exemple l’état humain, et le sens vertical ce qui est transcendant par rapport à cet état; ce caractère transcendant est bien celui de la Shruti, qui est essentiellement «non-humaine», tandis que la Smriti comporte les applications à l’ordre humain et est le produit de l’exercice des facultés spécifiquement humaines.

Nous pouvons ajouter ici une autre remarque qui fera encore ressortir la concordance de divers symbolismes, plus étroitement liés entre eux qu’on ne pourrait le supposer tout d’abord: nous voulons parler de l’aspect sous lequel la croix symbolise l’union des complémentaires. Nous avons vu que, sous cet aspect, la ligne verticale représente le principe actif ou masculin (Purusha), et la ligne horizontale le principe passif ou féminin (Prakriti), toute manifestation étant produite par l’influence «non-agissante» du premier sur le second. Or, d’un autre côté, la Shruti est assimilée à la lumière directe, figurée par le soleil, et la Smriti à la lumière réfléchie (1), figurée par la lune; mais, en même temps, le soleil et la lune, dans presque toutes les traditions, symbolisent aussi respectivement le principe masculin et le principe féminin de la manifestation universelle.

1 — Le double sens du mot «réflexion» est ici très digne de remarque.

Le symbolisme du tissage n’est pas appliqué seulement aux écritures traditionnelles; il est employé aussi pour représenter le monde, ou plus exactement l’ensemble de tous les mondes, c’est-à-dire des états ou des degrés, en multitude indéfinie, qui constituent l’Existence universelle. Ainsi, dans les Upanishads, le Suprême Brahma est désigné comme «Ce sur quoi les mondes sont tissés, comme chaîne et trame», ou par d’autres formules similaires (1); la chaîne et la trame ont naturellement, ici encore, les mêmes significations respectives que nous venons de définir. D’autre part, d’après la doctrine taoïste, tous les êtres sont soumis à l’alternance continuelle des deux états de vie et de mort (condensation et dissipation, vicissitudes du yang et du yin) (2); et les commentateurs appellent cette alternance «le va-et-vient de la navette sur le métier à tisser cosmique» (3).

D’ailleurs, en réalité, il y a d’autant plus de rapport entre ces deux applications d’un même symbolisme que l’Univers lui-même, dans certaines traditions, est parfois symbolisé par un livre: nous rappellerons seulement, à ce propos, le Liber Mundi des Rose-Croix, et aussi le symbole bien connu du Liber Vitæ apocalyptique (4). À ce point de vue encore, les fils de la chaîne, par lesquels sont reliés les points correspondants dans tous les états, constituent le Livre sacré par excellence, qui est le prototype (ou plutôt l’archétype) de toutes les écritures traditionnelles, et dont celles-ci ne sont que des expressions en langage humain (5); les fils de la trame, dont chacun est le déroulement des événements dans un certain état, en constituent le commentaire, en ce sens qu’ils donnent les applications relatives aux différents états; tous les événements, envisagés dans la simultanéité de l’«intemporel», sont ainsi inscrits dans ce Livre, dont chacun est pour ainsi dire un caractère, s’identifiant d’autre part à un point du tissu. Sur ce symbolisme du livre, nous citerons aussi un résumé de l’enseignement de Mohyiddin ibn Arabi: «L’Univers est un immense livre; les caractères de ce livre sont tous écrits, en principe, de la même encre et transcrits à la Table éternelle, par la plume divine; tous sont transcrits simultanément et indivisibles; c’est pourquoi les phénomènes essentiels divins cachés dans le «secret des secrets» prirent le nom de «lettres transcendantes». Et ces mêmes lettres transcendantes, c’est-à-dire toutes les créatures, après avoir été condensées virtuellement dans l’omniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé l’Univers manifesté» (6).

1 — Mundaka Upanishad, 2e Mundaka, 2e Khanda, shruti 5; Brihad-Âranyaka Upanishad, 3e Adhyâya, 8e Brâhmana, shrutis 7 et 8. — Le moine bouddhiste Kumârajîva traduisit en chinois un ouvrage sanscrit intitulé Le Filet de Brahma (Fan-wang-king), d’après lequel les mondes sont disposés comme les mailles d’un filet.

2 — Tao-te-king, XVI.

3 — Tchang-houng-yang compare aussi cette alternance à la respiration, l’inspiration active répondant à la vie, l’expiration passive répondant à la mort, la fin de l’une étant d’ailleurs le commencement de l’autre. Le même commentateur se sert encore, comme terme de comparaison, de la révolution lunaire, la pleine lune étant la vie, la nouvelle lune étant la mort, avec deux périodes intermédiaires de croissance et de décroissance. En ce qui concerne la respiration, ce qui est dit ici doit être rapporté aux phases de l’existence d’un être comparé à celui-là même qui respire; d’autre part, dans l’ordre universel, l’expiration correspond au développement de la manifestation, et l’inspiration au retour au non-manifesté, ainsi qu’il a été dit plus haut; selon qu’on envisage les choses par rapport à la manifestation ou par rapport au Principe, il ne faut pas oublier de faire l’application du «sens inverse» dans l’analogie.

4 — Nous avons indiqué plus haut que, dans certaines figurations, le livre scellé de sept sceaux, et sur lequel est couché l’agneau, est placé, comme l’«Arbre de Vie», à la source commune des quatre fleuves paradisiaques, et nous avons alors fait allusion a un rapport entre le symbolisme de l’arbre et celui du livre: les feuilles de l’arbre et les caractères du livre représentent pareillement tous les êtres de l’Univers (les «dix mille êtres» de la Tradition extrême-orientale).

5 — Ceci est affirmé expressément du Vêda et du Qorân; l’idée de l’«Évangile éternel» montre aussi que cette même conception n’est pas entièrement étrangère au Christianisme.

6 — El-Futûhâtul-Mekkiyah. — On pourra faire un rapprochement avec le rôle que jouent également les lettres dans la doctrine cosmogonique du Sepher Ietsirah.

Une autre forme du symbolisme du tissage, qui se rencontre aussi dans la tradition hindoue, est l’image de l’araignée tissant sa toile, image qui est d’autant plus exacte que l’araignée forme cette toile de sa propre substance (1). En raison de la forme circulaire de la toile, qui est d’ailleurs le schéma plan du sphéroïde cosmogonique, c’est-à-dire de la sphère non fermée à laquelle nous avons déjà fait allusion, la chaîne est représentée ici par les fils rayonnant autour du centre, et la trame par les fils disposés en circonférence concentriques (2). Pour revenir de là à la figure ordinaire du tissage, il n’y a qu’à considérer le centre comme indéfiniment éloigné, de telle sorte que les rayons deviennent parallèles, suivant la direction verticale, tandis que les circonférences concentriques deviennent des droites perpendiculaires à ces rayons, c’est-à-dire horizontales.

1 — Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 1er Pâda, sûtra 25.

2 — L’araignée, se tenant au centre de sa toile, donne l’image du soleil entouré de ses rayons; elle peut ainsi être prise comme une figure du «Cœur du Monde».

En résumé, on peut dire que la chaîne, ce sont les principes qui relient entre eux tous les mondes ou tous les états, chacun de ses fils reliant des points correspondants dans ces différents états, et que la trame, ce sont les ensembles d’événements qui se produisent dans chacun des mondes, de sorte que chaque fil de cette trame est, comme nous l’avons déjà dit, le déroulement des événements dans un monde déterminé. À un autre point de vue, on peut dire encore que la manifestation d’un être dans un certain état d’existence est, comme tout événement quel qu’il soit, déterminée par la rencontre d’un fil de la chaîne avec un fil de la trame. Chaque fil de la chaîne est alors un être envisagé dans sa nature essentielle, qui, en tant que projection directe du «Soi» principiel, fait le lien de tous ses états, maintenant son unité propre à travers leur indéfinie multiplicité.

Dans ce cas, le fil de la trame que ce fil de la chaîne rencontre en un certain point correspond à un état défini d’existence, et leur intersection détermine les relations de cet être, quant à sa manifestation dans cet état, avec le milieu cosmique dans lequel il se situe sous ce rapport. La nature individuelle d’un être humain, par exemple, est la résultante de la rencontre de ces deux fils; en d’autres termes, il y aura toujours lieu d’y distinguer deux sortes d’éléments, qui devront être rapportés respectivement au sens vertical et au sens horizontal: les premiers expriment ce qui appartient en propre à l’être considéré, tandis que les seconds proviennent des conditions du milieu.

Ajoutons que les fils dont est formé le «tissu du monde» sont encore désignés, dans un autre symbolisme équivalent, comme les «cheveux de Shiva» (1); on pourrait dire que ce sont en quelque sorte les «lignes de force» de l’Univers manifesté, et que les directions de l’espace sont leur représentation dans l’ordre corporel. On voit sans peine de combien d’applications diverses toutes ces considérations sont susceptibles; mais nous n’avons voulu ici qu’indiquer la signification essentielle de ce symbolisme du tissage, qui est, semble-t-il, fort peu connu en Occident (2).

1 — Nous y avons fait allusion plus haut, au sujet des directions de l’espace.

2 — On trouve cependant des traces d’un symbolisme du même genre dans l’antiquité gréco-latine, notamment dans le mythe des Parques; mais celui-ci semble bien ne se rapporter qu’aux fils de la trame, et son caractère «fatal» peut en effet s’expliquer par l’absence de la notion de la chaîne, c’est-à-dire par le fait que l’être est envisagé seulement dans son état individuel, sans aucune intervention consciente (pour cet individu) de son principe personnel transcendant. Cette interprétation est, d’ailleurs, justifiée par la façon dont Platon considère l’axe vertical dans le mythe d’Er l’Arménien (République, livre X): suivant lui, en effet, l’axe lumineux du monde est le «fuseau de la Nécessité»; c’est un axe de diamant, entouré de plusieurs gaines concentriques, de dimensions et de couleurs diverses, qui correspondent aux différentes sphères planétaires; la Parque Clotho le fait tourner de la main droite, donc de droite à gauche, ce qui est aussi le sens le plus habituel et le plus normal de la rotation du swastika. — À propos de cet «axe de diamant», signalons que le symbole thibétain du vajra, dont le nom signifie à la fois «foudre» et «diamant», est aussi en rapport avec l’«Axe du Monde».

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Guénon: "Orient et Occident" I/2

Orient et Occident
part I: Illusion occidentales, ch.II: La superstition de la science

La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d’être éminemment «scientifique»; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c’est ce qu’on ne fait pas d’ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La «Science», avec une majuscule, comme le «Progrès» et la «Civilisation», comme le «Droit», la «Justice» et la «Liberté», est encore une de ces entités qu’il faut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu’on les examine d’un peu trop près. Toutes les soi-disant «conquêtes» dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n’y a rien ou pas grand chose: suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d’individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée; peut-être essaierons-nous quelque jour d’éclaircir un peu ce coté de la question. Mais, pour le moment, ce n’est pas de cela principalement qu’il s’agit; nous constatons seulement que l’Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l’on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n’ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde; au fond, il n’y a là, dans la plupart des cas, que l’expression, on pourrait même dire la personnification, d’aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d’une sorte de «religion laïque» qui n’est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l’être, mais qui n’en a pas moins une existence très réelle: ce n’est pas de la religion au sens propre du mot, mais c’est ce qui prétend s’y substituer, et qui mériterait mieux d’être appelé «contre-religion». La première origine de cet état de choses remonte au début même de l’époque moderne, où l’esprit antitraditionnel se manifesta immédiatement par la proclamation du «libre examen», c’est-à-dire de l’absence, dans l’ordre doctrinal, de tout principe supérieur aux opinions individuelles. L’anarchie intellectuelle devait fatalement en résulter: de là la multiplicité indéfinie des sectes religieuses et pseudo-religieuses, des systèmes philosophiques visant avant tout à l’originalité, des théories scientifiques aussi éphémères que prétentieuses; invraisemblable chaos que domine pourtant une certaine unité, puisqu’il existe bien un esprit spécifiquement moderne dont tout cela procède, mais une unité toute négative en somme, puisque c’est proprement une absence de principe, se traduisant par cette indifférence à l’égard de la vérité et de l’erreur qui a reçu, depuis le XVIIIe siècle, le nom de «tolérance». Qu’on nous comprenne bien: nous n’entendons point blâmer la tolérance pratique, qui s’exerce envers les individus, mais seulement la tolérance théorique, qui prétend s’exercer envers les idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait logiquement impliquer un scepticisme radical; et d’ailleurs nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en fait, les plus intolérants des hommes. Il s’est produit, en effet, cette chose qui est d’une ironie singulière: ceux qui ont voulu renverser tous les dogmes ont créé à leur usage, nous ne dirons pas un dogme nouveau, mais une caricature de dogme, qu’ils sont parvenus à imposer à la généralité du monde occidental; ainsi se sont établies, sous prétexte d’ «affranchissement de la pensée», les croyances les plus chimériques qu’on ait jamais vues en aucun temps, sous la forme de ces diverses idoles dont nous énumérions tout à l’heure quelques-unes des principales.

De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la «superstition», celle de la «science» et de la «raison» est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale; mais il y a parfois un rationalisme qui n’est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu’y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension. D’ailleurs, en tout cas, le rationalisme correspondant à un amoindrissement de l’intellectualité, il est naturel que son développement aille de pair avec celui du sentimentalisme, ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre précédent; seulement, chacune de ces deux tendances peut être représentée plus spécialement par certaines individualités ou par certains courants de pensée, et, en raison des expressions plus ou moins exclusives et systématiques qu’elles sont amenées à revêtir, il peut même y avoir entre elles des conflits apparents qui dissimulent leur solidarité profonde aux yeux des observateurs superficiels. Le rationalisme moderne commence en somme à Descartes (il avait même eu quelques précurseurs au XVIe siècle), et l’on peut suivre sa trace à travers toute la philosophie moderne, non moins que dans le domaine proprement scientifique; la réaction actuelle de l’intuitionnisme et du pragmatisme contre ce rationalisme nous fournit l’exemple d’un de ces conflits, et nous avons vu cependant que Bergson acceptait parfaitement la définition cartésienne de l’intelligence; ce n’est pas la nature de celle-ci qui est mise en question, mais seulement sa suprématie. Au XVIIIe siècle, il y eut aussi antagonisme entre le rationalisme des encyclopédistes et le sentimentalisme de Rousseau; et pourtant l’un et l’autre servirent également à la préparation du mouvement révolutionnaire, ce qui montre qu’ils rentraient bien dans l’unité négative de l’esprit antitraditionnel. Si nous rapprochons cet exemple du précédent, ce n’est pas que nous prêtions à Bergson aucune arrière-pensée politique; mais nous ne pouvons nous empêcher de songer à l’utilisation de ses idées dans certains milieux syndicalistes, surtout en Angleterre, tandis que, dans d’autres milieux du même genre, l’esprit «scientiste» est plus que jamais en honneur. Au fond, il semble qu’une des grandes habiletés des «dirigeants» de la mentalité moderne consiste à favoriser alternativement ou simultanément l’une et l’autre des deux tendances en question suivant l’opportunité, à établir entre elles une sorte de dosage, par un jeu d’équilibre qui répond à des préoccupations assurément plus politiques qu’intellectuelles; cette habileté, du reste, peut n’être pas toujours voulue, et nous n’entendons mettre en doute la sincérité d’aucun savant, historien ou philosophe; mais ceux-ci ne sont souvent que des «dirigeants» apparents, et ils peuvent être eux-mêmes dirigés ou influencés sans s’en apercevoir le moins du monde. De plus, l’usage qui est fait de leurs idées ne répond pas toujours à leurs propres intentions, et on aurait tort de les en rendre directement responsables ou de leur faire grief de n’avoir pas prévu certaines conséquences plus ou moins lointaines; mais il suffit que ces idées soient conformes à l’une ou à l’autre des deux tendances dont nous parlons pour qu’elles soient utilisables dans le sens que nous venons de dire; et, étant donné l’état d’anarchie intellectuelle dans lequel est plongé l’Occident, tout se passe comme s’il s’agissait de tirer du désordre même, et de tout ce qui s’agite dans le chaos, tout le parti possible pour la réalisation d’un plan rigoureusement déterminé. Nous ne voulons pas insister là-dessus outre mesure, mais il nous est bien difficile de ne pas y revenir de temps à autre, car nous ne pouvons admettre qu’une race tout entière soit purement et simplement frappée d’une sorte de folie qui dure depuis plusieurs siècles, et il faut bien qu’il y ait quelque chose qui donne, malgré tout, une signification à la civilisation moderne; nous ne croyons pas au hasard, et nous sommes persuadé que tout ce qui existe doit avoir une cause; libre à ceux qui sont d’un autre avis de laisser de côté cet ordre de considérations.

Maintenant, dissociant les deux tendances principales de la mentalité moderne pour mieux les examiner, et abandonnant momentanément le sentimentalisme que nous retrouverons plus loin, nous pouvons nous demander ceci: qu’est exactement cette «science» dont l’Occident est si infatué ? Un Hindou, résumant avec une extrême concision ce qu’en pensent tous les Orientaux qui ont eu l’occasion de la connaître, l’a caractérisée très justement par ces mots: «La science occidentale est un savoir ignorant» (1).

(1) The Miscarriage of Life in the West, par Ramanathan, procureur général à Ceylan: Hibbert Journal, VII, 1; cité par Benjamin Kidd, La Science de Puissance, p. 110 de la traduction française.

Le rapprochement de ces deux termes n’est point une contradiction, et voici ce qu’il veut dire: c’est bien, si l’on veut, un savoir qui a quelque réalité, puisqu’il est valable et efficace dans un certain domaine relatif; mais c’est un savoir irrémédiablement borné, ignorant de l’essentiel, un savoir qui manque de principe, comme tout ce qui appartient en propre à la civilisation occidentale moderne. La science, telle que la conçoivent nos contemporains, est uniquement l’étude des phénomènes du monde sensible, et cette étude est entreprise et menée de telle façon qu’elle ne peut, nous y insistons, être rattachée à aucun principe d’un ordre supérieur; ignorant résolument tout ce qui la dépasse, elle se rend ainsi pleinement indépendante dans son domaine, cela est vrai, mais cette indépendance dont elle se glorifie n’est faite que de sa limitation même. Bien mieux, elle va jusqu’à nier ce qu’elle ignore, parce que c’est là le seul moyen de ne pas avouer cette ignorance; ou, si elle n’ose pas nier formellement qu’il puisse exister quelque chose qui ne tombe pas sous son emprise, elle nie du moins que cela puisse être connu de quelque manière que ce soit, ce qui en fait revient au même, et elle prétend englober toute connaissance possible. Par un parti pris souvent inconscient, les «scientistes» s’imaginent comme Auguste Comte, que l’homme ne s’est jamais proposé d’autre objet de connaissance qu’une explication des phénomènes naturels; parti pris inconscient, disons-nous, car ils sont évidemment incapables de comprendre qu’on puisse aller plus loin, et ce n’est pas là ce que nous leur reprochons, mais seulement leur prétention de refuser aux autres la possession ou l’usage de facultés qui leur manquent à eux-mêmes: on dirait des aveugles qui nient, sinon l’existence de la lumière, du moins celle du sens de la vue, pour l’unique raison qu’ils en sont privés. Affirmer qu’il y a, non pas simplement de l’inconnu, mais bien de l’ «inconnaissable», suivant le mot de Spencer, et faire d’une infirmité intellectuelle une borne qu’il n’est permis à personne de franchir, voilà ce qui ne s’était jamais vu nulle part; et jamais on n’avait vu non plus des hommes faire d’une affirmation d’ignorance un programme et une profession de foi, la prendre ouvertement pour étiquette d’une prétendue doctrine, sous le nom d’ «agnosticisme». Et ceux-là, qu’on le remarque bien, ne sont pas et ne veulent pas être des sceptiques; s’ils l’étaient, il y aurait dans leur attitude une certaine logique qui pourrait la rendre excusable; mais ils sont, au contraire, les croyants les plus enthousiastes de la «science», les plus fervents admirateurs de la «raison». Il est assez étrange, dira-t-on, de mettre la raison au-dessus de tout, de professer pour elle un véritable culte, et de proclamer en même temps qu’elle est essentiellement limitée; cela est quelque peu contradictoire, en effet, et, si nous le constatons, nous ne nous chargerons pas de l’expliquer; cette attitude dénote une mentalité qui n’est la nôtre à aucun degré, et ce n’est pas à nous de justifier les contradictions qui semblent inhérentes au «relativisme» sous toutes ses formes. Nous aussi, nous disons que la raison est bornée et relative; mais, bien loin d’en faire le tout de l’intelligence, nous ne la regardons que comme une de ses portions inférieures, et nous voyons dans l’intelligence d’autres possibilités qui dépassent immensément celles de la raison. En somme, les modernes, ou certains d’entre eux du moins, consentent bien à reconnaître leur ignorance, et les rationalistes actuels le font peut-être plus volontiers que leurs prédécesseurs, mais ce n’est qu’à la condition que nul n’ait le droit de connaître ce qu’eux-mêmes ignorent; qu’on prétende limiter ce qui est ou seulement limiter radicalement la connaissance, c’est toujours une manifestation de l’esprit de négation qui est si caractéristique du monde moderne. Cet esprit de négation, ce n’est pas autre chose que l’esprit systématique, car un système est essentiellement une conception fermée; et il en est arrivé à s’identifier à l’esprit philosophique lui-même, surtout depuis Kant, qui, voulant enfermer toute connaissance dans le relatif, a osé déclarer expressément que «la philosophie est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter» (1), ce qui revient à dire que la fonction principale des philosophes consiste à imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement. C’est pourquoi la philosophie moderne finit par substituer presque entièrement la «critique» ou la «théorie de la connaissance» Il nous faut insister un peu sur cette dernière distinction: ce que nous voulons marquer par là, c’est que nous ne voyons rien de mauvais en soi dans le développement de certaines sciences, même si nous trouvons excessive l’importance qu’on y attache; ce n’est qu’un savoir très relatif, mais enfin c’est un savoir tout de même, et il est légitime que chacun applique son activité intellectuelle à des objets proportionnés à ses propres aptitudes et aux moyens dont il dispose. Ce que nous réprouvons, c’est l’exclusivisme, nous pourrions dire le sectarisme de ceux qui, grisés par l’extension que ces sciences ont prise, refusent d’admettre qu’il existe rien en dehors d’elles, et prétendent que toute spéculation, pour être valable, doit se soumettre aux méthodes spéciales que ces mêmes sciences mettent en œuvre, comme si ces méthodes, faites pour l’étude de certains objets déterminés, devaient être universellement applicables; il est vrai que ce qu’ils conçoivent, en fait d’universalité, est quelque chose d’extrêmement restreint, et qui ne dépasse point le domaine des contingences. Mais on étonnerait fort ces «scientistes» en leur disant que, sans même sortir de ce domaine, il y a une foule de choses qui ne sauraient être atteintes par leurs méthodes, et qui peuvent pourtant faire l’objet de sciences toutes différentes de celles qu’ils connaissent, mais non moins réelles, et souvent plus intéressantes à divers égards. Il semble que les modernes aient pris arbitrairement, dans le domaine de la connaissance scientifique, un certain nombre de portions qu’ils se sont acharnés à étudier à l’exclusion de tout le reste, et en faisant comme si ce reste était inexistant; et, aux sciences particulières qu’ils ont ainsi cultivées, il est tout naturel, et non point étonnant ni admirable, qu’ils aient donné un développement beaucoup plus grand que n’avaient pu le faire des hommes qui n’y attachaient point la même importance, qui souvent même ne s’en souciaient guère, et qui s’occupaient en tout cas de bien d’autres choses qui leur semblaient plus sérieuses. Nous pensons surtout ici au développement considérable des sciences expérimentales, domaine où excelle évidemment l’Occident moderne, et où nul ne songe à contester sa supériorité, que les Orientaux trouvent d’ailleurs peu enviable, précisément parce qu’elle a dû être achetée par l’oubli de tout ce qui leur parait vraiment digne d’intérêt; cependant, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il est des sciences, même expérimentales, dont l’Occident moderne n’a pas la moindre idée. Il existe de telles sciences en Orient, parmi celles auxquelles nous donnons le nom de «sciences traditionnelles»; en Occident même, il y en avait aussi au moyen âge, et qui avaient des caractères tout à fait comparables; et ces sciences, dont certaines donnent même lieu à des applications pratiques d’une incontestable efficacité, procèdent par des moyens d’investigation qui sont totalement étrangers aux savants européens de nos jours. Ce n’est point ici le lieu de nous étendre sut ce sujet; mais nous devons du moins expliquer pourquoi nous disons que certaines connaissances d’ordre scientifique ont une base traditionnelle, et en quel sens nous l’entendons; d’ailleurs cela revient précisément à montrer, plus clairement encore que nous ne l’avons fait jusqu’ici, ce qui fait défaut à la science occidentale. Nous avons dit qu’un des caractères spéciaux de cette science occidentale, c’est de se prétendre entièrement indépendante et autonome; et cette prétention ne peut se soutenir que si l’on ignore systématiquement toute connaissance d’ordre supérieur à la connaissance scientifique, ou mieux encore si on la nie formellement. Ce qui est au-dessus de la science, dans la hiérarchie nécessaire des connaissances, c’est la métaphysique, qui est la connaissance intellectuelle pure et transcendante, tandis que la science n’est, par définition même, que la connaissance rationnelle; la métaphysique est essentiellement supra-rationnelle, il faut qu’elle soit cela ou qu’elle ne soit pas. Or le rationalisme consiste, non pas à affirmer simplement que la raison vaut quelque chose, ce qui n’est contesté que par les seuls sceptiques, mais à soutenir qu’il n’y a rien au-dessus d’elle, donc pas de connaissance possible au delà de la connaissance scientifique; ainsi, le rationalisme implique nécessairement la négation de la métaphysique. Presque tous les philosophes modernes sont rationalistes, d’une façon plus ou moins étroite, plus ou moins explicite; chez ceux qui ne le sont pas, il n’y a que sentimentalisme et volontarisme, ce qui n’est pas moins antimétaphysique, parce que, si l’on admet alors quelque chose d’autre que la raison, c’est au-dessous d’elle qu’on le cherche, au lieu de le chercher au-dessus; l’intellectualisme véritable est au moins aussi éloignée du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme contemporain, mais il l’est exactement en sens inverse. Dans ces conditions, si un philosophe moderne prétend faire de la métaphysique, on peut être assuré que ce à quoi il donne ce nom n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie, et il en est effectivement ainsi; nous ne pouvons accorder à ces choses d’autre dénomination que celle de «pseudo-métaphysique», et, s’il s’y rencontre cependant parfois quelques considérations valables, elles se rattachent en réalité à l’ordre scientifique pur et simple. Donc, absence complète de la connaissance métaphysique, négation de toute connaissance autre que scientifique, limitation arbitraire de la connaissance scientifique elle-même à certains domaines particuliers à l’exclusion des autres, ce sont là des caractères généraux de la pensée proprement moderne; voilà à quel degré d’abaissement intellectuel en est arrivé l’Occident, depuis qu’il est sorti des voies qui sont normales au reste de l’humanité.

(1) Kritik der reinen Vernunft, éd. Hartenstein, p. 256.

La métaphysique est la connaissance des principes d’ordre universel, dont toutes choses dépendent nécessairement, directement ou indirectement; là où la métaphysique est absente, toute connaissance qui subsiste, dans quelque ordre que ce soit, manque donc véritablement de principe, et, si elle gagne par là quelque chose en indépendance (non de droit, mais de fait), elle perd bien davantage en portée et en profondeur. C’est pourquoi la science occidentale est, si l’on peut dire, toute en surface; se dispersant dans la multiplicité indéfinie des connaissances fragmentaires, se perdant dans le détail innombrable des faits, elle n’apprend rien de la vraie nature des choses, qu’elle déclare inaccessible pour justifier son impuissance à cet égard; aussi son intérêt est-il beaucoup plus pratique que spéculatif. S’il y a quelquefois des essais d’unification de ce savoir éminemment analytique, ils sont purement factices et ne reposent jamais que sur des hypothèses plus ou moins hasardeuses; aussi s’écroulent-ils tous les uns après les autres, et il ne semble pas qu’une théorie scientifique de quelque ampleur soit capable de durer plus d’un demi-siècle au maximum. Du reste, l’idée occidentale d’après laquelle la synthèse est comme un aboutissement et une conclusion de l’analyse est radicalement fausse; la vérité est que, par l’analyse, on ne peut jamais arriver à une synthèse digne de ce nom, parce que ce sont là des choses qui ne sont point du même ordre; et il est de la nature de l’analyse de pouvoir se poursuivre indéfiniment, si le domaine dans lequel elle s’exerce est susceptible d’une telle extension, sans qu’on en soit plus avancé quant à l’acquisition d’une vue d’ensemble sur ce domaine; à plus forte raison est-elle parfaitement inefficace pour obtenir un rattachement à des principes d’ordre supérieur. Le caractère analytique de la science moderne se traduit par la multiplication sans cesse croissante des «spécialités», dont Auguste Comte lui-même n’a pu s’empêcher de dénoncer les dangers; cette «spécialisation», si vantée de certains sociologues sous le nom de «division du travail», est à coup sûr le meilleur moyen d’acquérir cette «myopie intellectuelle» qui semble faire partie des qualifications requises du parfait «scientiste», et sans laquelle, d’ailleurs, le «scientisme» même n’aurait guère de prise. Aussi les «spécialistes», dès qu’on les sort de leur domaine, font-ils généralement preuve d’une incroyable naïveté; rien n’est plus facile que de leur en imposer, et c’est ce qui fait une bonne partie du succès des théories les plus saugrenues, pour peu qu’on ait soin de les dire «scientifiques»; les hypothèses les plus gratuites, comme celle de l’évolution par exemple, prennent alors figure de «lois» et sont tenues pour prouvées; si ce succès n’est que passager, on en est quitte pour trouver ensuite autre chose, qui est toujours accepté avec une égale facilité. Les fausses synthèses, qui s’efforcent de tirer le supérieur de l’inférieur (curieuse transposition de la conception démocratique), ne peuvent jamais être qu’hypothétiques; au contraire, la véritable synthèse, qui part des principes, participe de leur certitude; mais, bien entendu, il faut pour cela partir de vrais principes, et non de simples hypothèses philosophiques à la manière de Descartes. En somme, la science, en méconnaissant les principes et en refusant de s’y rattacher, se prive à la fois de la plus haute garantie qu’elle puisse recevoir et de la plus sûre direction qui puisse lui être donnée; il n’est plus de valable en elle que les connaissances de détail, et, dès qu’elle veut s’élever d’un degré, elle devient douteuse et chancelante. Une autre conséquence de ce que nous venons de dire quant aux rapports de l’analyse et de la synthèse, c’est que le développement de la science, tel que le conçoivent les modernes, n’étend pas réellement son domaine: la somme des connaissances partielles peut s’accroître indéfiniment à l’intérieur de ce domaine, non par approfondissement, mais par division et subdivision poussée de plus en plus loin; c’est bien vraiment la science de la matière et de la multitude. D’ailleurs, quand même il y aurait une extension réelle, ce qui peut arriver exceptionnellement, ce serait toujours dans le même ordre, et cette science ne serait pas pour cela capable de s’élever plus haut; constituée comme elle l’est, elle se trouve séparée des principes par un abîme que rien ne peut, nous ne disons pas lui faire franchir, mais diminuer même dans les plus infimes proportions.

Quand nous disons que les sciences, même expérimentales, ont en Orient une base traditionnelle, nous voulons dire que, contrairement à ce qui a lieu en Occident, elles sont toujours rattachées à certains principes; ceux-ci ne sont jamais perdus de vue, et les choses contingentes elles-mêmes semblent ne valoir la peine d’être étudiées qu’en tant que conséquences et manifestations extérieures de quelque chose qui est d’un autre ordre. Assurément, connaissance métaphysique et connaissance scientifique n’en demeurent pas moins profondément distinctes; mais il n’y a pas entre elles une discontinuité absolue, comme celle que l’on constate lorsqu’on envisage l’état présent de la connaissance scientifique chez les Occidentaux. Pour prendre un exemple en Occident même, que l’on considère toute la distance qui sépare le point de vue de la cosmologie de l’antiquité et du moyen âge, et celui de la physique telle que l’entendent les savants modernes: jamais, avant l’époque actuelle, l’étude du monde sensible n’avait été regardée comme se suffisant à elle-même; jamais la science de cette multiplicité changeante et transitoire n’aurait été jugée vraiment digne du nom de connaissance si l’on n’avait trouvé le moyen de la relier, à un degré ou à un autre, à quelque chose de stable et de permanent. La conception ancienne, qui est toujours demeurée celle des Orientaux, tenait une science quelconque pour valable moins en elle-même que dans la mesure où elle exprimait à sa façon particulière et représentait dans un certain ordre de choses un reflet de la vérité supérieure, immuable, dont participe nécessairement tout ce qui possède quelque réalité; et, comme les caractères de cette vérité s’incarnaient en quelque sorte dans l’idée de tradition, toute science apparaissait ainsi comme un prolongement de la doctrine traditionnelle elle-même, comme une de ses applications, secondaires et contingentes sans doute, accessoires et non essentielles, constituant une connaissance inférieure si l’on veut, mais pourtant encore une véritable connaissance, puisqu’elle conservait un lien avec la connaissance par excellence, celle de l’ordre intellectuel pur. Cette conception, comme on le voit, ne saurait à aucun prix s’accommoder du grossier naturalisme de fait qui enferme nos contemporains dans le seul domaine des contingences, et même, plus exactement, dans une étroite portion de ce domaine (1); et, comme les Orientaux, nous le répétons, n’ont point varié là-dessus et ne peuvent le faire sans renier les principes sur lesquels repose toute leur civilisation, les deux mentalités paraissent décidément incompatibles; mais, puisque c’est l’Occident qui a changé, et que d’ailleurs il change sans cesse, peut-être arrivera-t-il un moment où sa mentalité se modifiera enfin dans un sens favorable et s’ouvrira à une compréhension plus vaste, et alors cette incompatibilité s’évanouira d’elle-même.

(1) Nous disons naturalisme de fait parce que cette limitation est acceptée par bien des gens qui ne font pas profession de naturalisme au sens plus spécialement philosophique; de même, il y a une mentalité positiviste qui ne supporte nullement l’adhésion au positivisme en tant que système.

Nous pensons avoir suffisamment montré à quel point est justifiée l’appréciation des Orientaux sur la science occidentale; et, dans ces conditions, il n’y a qu’une chose qui puisse expliquer l’admiration sans bornes et le respect superstitieux dont cette science est l’objet: c’est quelle est en parfaite harmonie avec les besoins d’une civilisation purement matérielle. En effet, ce n’est pas de spéculation désintéressée qu’il s’agit; ce qui frappe des esprits dont toutes les préoccupations sont tournées vers l’extérieur, ce sont les applications auxquelles la science donne lieu, c’est son caractère avant tout pratique et utilitaire; et c’est surtout grâce aux inventions mécaniques que l’esprit «scientiste» a acquis son développement. Ce sont ces inventions qui ont suscité, depuis le début du XIXe siècle, un véritable délire d’enthousiasme, parce qu’elles semblaient avoir pour objectif cet accroissement du bien-être corporel qui est manifestement la principale aspiration du monde moderne; et d’ailleurs, sans s’en apercevoir, on créait ainsi encore plus de besoins nouveaux qu’on ne pouvait en satisfaire, de sorte que, même à ce point de vue très relatif, le progrès est chose fort illusoire; et, une fois lancé dans cette voie, il ne parait plus possible de s’arrêter, il faut toujours du nouveau. Mais, quoi qu’il en soit, ce sont ces applications, confondues avec la science elle-même, qui ont fait surtout le crédit et le prestige de celle-ci; cette confusion, qui ne pouvait se produire que chez des gens ignorants de ce qu’est la spéculation pure, même dans l’ordre scientifique, est devenue tellement ordinaire que de nos jours, si l’on ouvre n’importe quelle publication, on y trouve constamment désigné sous le nom de «science» ce qui devrait proprement s’appeler «industrie»; le type du «savant», dans l’esprit du plus grand nombre, c’est l’ingénieur, l’inventeur ou le constructeur de machine. Pour ce qui est des théories scientifiques, elles ont bénéficié de cet état d’esprit, bien plus qu’elles ne l’ont suscité; si ceux mêmes qui sont le moins capables de les comprendre les acceptent de confiance et les reçoivent comme de véritables dogmes (et ils sont d’autant plus facilement illusionnés qu’ils comprennent moins), c’est qu’ils les regardent, à tort ou à raison, comme solidaires de ces inventions pratiques qui leur paraissent si merveilleuses. A vrai dire, cette solidarité est beaucoup plus apparente que réelle; les hypothèses plus ou moins inconsistantes ne sont pour rien dans ces découvertes et ces applications sur l’intérêt desquelles les avis peuvent différer, mais qui ont en tout cas le mérite d’être quelque chose d’effectif: et, inversement, tout ce qui pourra être réalisé dans l’ordre pratique ne prouvera jamais la vérité d’une hypothèse quelconque. Du reste, d’une façon plus générale, il ne saurait y avoir, à proprement parler, de vérification expérimentale d’une hypothèse, car il est toujours possible de trouver plusieurs théories par lesquelles les mêmes faits s’expliquent également bien: on peut éliminer certaines hypothèses lorsqu’on s’aperçoit qu’elles sont en contradiction avec des faits, mais celles qui subsistent demeurent toujours de simples hypothèses et rien de plus; ce n’est pas ainsi que l’on pourra jamais obtenir des certitudes. Seulement, pour des hommes qui n’acceptent que le fait brut, qui n’ont d’autre critérium de vérité que l’ «expérience» entendue uniquement comme la constatation des phénomènes sensibles, il ne peut être question d’aller plus loin ou de procéder autrement, et alors il n’y a que deux attitudes possibles: ou bien prendre son parti du caractère hypothétique des théories scientifiques et renoncer à toute certitude supérieure à la simple évidence sensible; ou bien méconnaître ce caractère hypothétique et croire aveuglément à tout ce qui est enseigné an nom de la «science». La première attitude, assurément plus intelligente que la seconde (en tenant compte des limites de l’intelligence «scientifique»), est celle de certains savants qui, moins naïfs que les autres, se refusent à être dupes de leurs propres hypothèses ou de celles de leurs confrères; ils en arrivent ainsi, pour tout ce qui ne relève pas de la pratique immédiate, à une sorte de scepticisme plus ou moins complet ou tout au moins de probabilisme: c’est l’ «agnosticisme» ne s’appliquant plus seulement à ce qui dépasse le domaine scientifique, mais s’étendant à l’ordre scientifique même; et ils ne sortent de cette attitude négative que par un pragmatisme plus ou moins conscient, remplaçant, comme chez Henri Poincaré, la considération de la vérité d’une hypothèse par celle de la commodité; n’est-ce pas là un aveu d’incurable ignorance ? Cependant, la seconde attitude, que l’on peut appeler dogmatique, est maintenue avec plus ou moins de sincérité par d’autres savants, mais surtout par ceux qui se croient obligés d’affirmer pour les besoins de l’enseignement; paraître toujours sûr de soi et de ce que l’on dit, dissimuler les difficultés et les incertitudes, ne jamais rien énoncer sous forme dubitative, c’est en effet le moyen le plus facile de se faire prendre au sérieux et d’acquérir de l’autorité lorsqu’on a affaire à un public généralement incompétent et incapable de discernement, soit qu’on s’adresse à des élèves, soit qu’on veuille faire œuvre de vulgarisation. Cette même attitude est naturellement prise, et cette fois d’une façon incontestablement sincère, par ceux qui reçoivent un tel enseignement; aussi est-elle communément celle de ce qu’on appelle le «grand public», et l’esprit «scientiste» peut être observé dans toute sa plénitude, avec ce caractère de croyance aveugle, chez les hommes qui ne possèdent qu’une demi-instruction, dans les milieux où règne la mentalité que l’on qualifie souvent de «primaire», bien qu’elle ne soit pas l’apanage exclusif du degré d’enseignement qui porte cette désignation.

Nous avons prononcé tout a l’heure le mot de «vulgarisation»; c’est là encore une chose tout à fait particulière à la civilisation moderne, et l’on peut y voir un des principaux facteurs de cet état d’esprit que nous essayons présentement de décrire. C’est une des formes que revêt cet étrange besoin de propagande dont est animé l’esprit occidental, et qui ne peut s’expliquer que par l’influence prépondérante des éléments sentimentaux; nulle considération intellectuelle ne justifie le prosélytisme, dans lequel les Orientaux ne voient qu’une preuve d’ignorance et d’incompréhension; ce sont deux choses entièrement différentes que d’exposer simplement la vérité telle qu’on l’a comprise, en n’y apportant que l’unique préoccupation de ne pas la dénaturer, et de vouloir à toute force faire partager par d’autres sa propre conviction. La propagande et la vulgarisation ne sont même possibles qu’au détriment de la vérité: prétendre mettre celle-ci «à la portée de tout le monde», la rendre accessible à tous indistinctement, c’est nécessairement l’amoindrir et la déformer, car il est impossible d’admettre que tous les hommes soient également capables de comprendre n’importe quoi: ce n’est pas une question d’instruction plus ou moins étendue, c’est une question d’ «horizon intellectuel», et c’est là quelque chose qui ne peut se modifier, qui est inhérent à la nature même de chaque individu humain. Le préjugé chimérique de l’ «égalité» va à l’encontre des faits les mieux établis, dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre physique; c’est la négation de toute hiérarchie naturelle, et c’est l’abaissement de toute connaissance au niveau de l’entendement borné du vulgaire. On ne veut plus admettre rien qui dépasse la compréhension commune, et, effectivement, les conceptions scientifiques et philosophiques de notre époque, quelles que soient leurs prétentions, sont au fond de la plus lamentable médiocrité; on n’a que trop bien réussi à éliminer tout ce qui aurait pu être incompatible avec le souci de la vulgarisation. Quoi que certains puissent en dire, la constitution d’une élite quelconque est inconciliable avec l’idéal démocratique; ce qu’exige celui-ci, c’est la distribution d’un enseignement rigoureusement identique aux individus les plus inégalement doués, les plus différents d’aptitudes et de tempérament; malgré tout, on ne peut empêcher cet enseignement de produire des résultats très variables encore, mais cela est contraire aux intentions de ceux qui l’ont institué. En tout cas, un tel système d’instruction est assurément le plus imparfait de tous, et la diffusion inconsidérée de connaissances quelconques est toujours plus nuisible qu’utile, car elle ne peut amener, d’une manière générale, qu’un état de désordre et d’anarchie. C’est à une telle diffusion que s’opposent les méthodes de l’enseignement traditionnel, tel qu’il existe partout en Orient où l’on sera toujours beaucoup plus persuadé des inconvénients très réels de l’ «instruction obligatoire» que de ses bienfaits supposés. Les connaissances que le public occidental peut avoir à sa disposition ont beau n’avoir rien de transcendant, elles sont encore amoindries dans les ouvrages de vulgarisation, qui n’en exposent que les aspects les plus inférieurs, et en les faussant encore pour les simplifier; et ces ouvrages insistent complaisamment sur les hypothèses les plus fantaisistes, les donnant audacieusement pour des vérités démontrées, et les accompagnant de ces ineptes déclamations qui plaisent tant à la foule. Une demi-science acquise par de telles lectures, ou par un enseignement dont tous les éléments sont puisés dans des manuels de même valeur, est autrement néfaste que l’ignorance pure et simple; mieux vaut ne rien connaitre du tout que d’avoir l’esprit encombré d’idées fausses, souvent indéracinables, surtout lorsqu’elles ont été inculquées dès le plus jeune âge. L’ignorant garde du moins la possibilité d’apprendre s’il en trouve l’occasion; il peut posséder un certain «bon sens» naturel, qui, joint à la conscience qu’il a ordinairement de son incompétence, suffit à lui éviter bien des sottises. L’homme qui a reçu une demi-instruction, au contraire, a presque toujours une mentalité déformée, et ce qu’il croit savoir lui donne une telle suffisance qu’il s’imagine pouvoir parler de tout indistinctement; il le fait à tort et à travers, mais d’autant plus facilement qu’il est plus incompétent: toutes choses paraissent si simples à celui qui ne connaît rien !

D’ailleurs, même en laissant de côté les inconvénients de la vulgarisation proprement dite, et en envisageant la science occidentale dans sa totalité et sous ses aspects les plus authentiques, la prétention qu’affichent les représentants de cette science de pouvoir l’enseigner à tous sans aucune réserve est encore un signe d’évidente médiocrité. Aux yeux des Orientaux, ce dont l’étude ne requiert aucune qualification particulière ne peut avoir grande valeur et ne saurait rien contenir de vraiment profond; et, en effet la science occidentale est tout extérieure et superficielle; pour la caractériser, au lieu de dire «savoir ignorant», nous dirions encore volontiers, et à peu près dans le même sens, «savoir profane». A ce point de vue pas plus qu’aux autres, la philosophie ne se distingue vraiment de la science: on a parfois voulu la définir comme la «sagesse humaine»; cela est vrai, mais à la condition d’insister sur ce qu’elle n’est que cela, une sagesse purement humaine, dans l’acception la plus limitée de ce mot, ne faisant appel à aucun élément d’un ordre supérieur à la raison; pour éviter toute équivoque, nous l’appellerions aussi «sagesse profane», mais cela revient à dire qu’elle n’est nullement une sagesse au fond qu’elle n’en est que l’apparence illusoire. Nous n’insisterons pas ici sur les conséquences de ce caractère «profane» de tout le savoir occidental moderne; mais, pour montrer encore à quel point ce savoir est superficiel et factice, nous signalerons que les méthodes d’instruction en usage ont pour effet de mettre la mémoire presque entièrement à la place de l’intelligence: ce qu’on demande aux élèves, à tous les degrés de l’enseignement, c’est d’accumuler des connaissances, non de les assimiler; on s’applique surtout aux choses dont l’étude n’exige aucune compréhension; les faits sont substitués aux idées, et l’érudition est communément prise pour de la science réelle. Pour promouvoir ou discréditer telle ou telle branche de connaissance, telle ou telle méthode, il suffit de proclamer qu’elle est ou n’est pas «scientifique»; ce qui est tenu officiellement pour «méthodes scientifiques», ce sont les procédés de l’érudition la plus inintelligente, la plus exclusive de tout ce qui n’est point la recherche des faits pour eux-mêmes, et jusque dans leurs détails les plus insignifiants; et, chose digne de remarque, ce sont les «littéraires» qui abusent le plus de cette dénomination. Le prestige de cette étiquette «scientifique», alors même qu’elle n’est vraiment rien de plus qu’une étiquette, c’est bien le triomphe de l’esprit «scientiste» par excellence; et ce respect qu’impose à la foule (y compris les prétendus «intellectuels») l’emploi d’un simple mot, n’avons-nous pas raison de l’appeler «superstition de la science» ?

Naturellement, la propagande «scientiste» ne s’exerce pas seulement à l’intérieur, sous la double forme de l’ «instruction obligatoire» et de la vulgarisation; elle sévit aussi à l’extérieur, comme toutes les autres variétés du prosélytisme occidental. Partout où les Européens se sont installés, ils ont voulu répandre les soi-disant «bienfaits de l’instruction», et toujours suivant les mêmes méthodes, sans tenter la moindre adaptation, et sans se demander s’il n’existe pas déjà là quelque autre genre d’instruction; tout ce qui ne vient pas d’eux doit être tenu pour nul et non avenu, et l’ «égalité» ne permet pas aux différents peuples et aux différentes races d’avoir leur mentalité propre; du reste, le principal «bienfait» qu’attendent de cette instruction ceux qui l’imposent, c’est probablement, toujours et partout, la destruction de l’esprit traditionnel. L’ «égalité» si chère aux Occidentaux se réduit d’ailleurs, dès qu’ils sortent de chez eux, à la seule uniformité; le reste de ce qu’elle implique n’est pas article d’exportation et ne concerne que les rapports des Occidentaux entre eux, car ils se croient incomparablement supérieurs à tous les autres hommes, parmi lesquels ils ne font guère de distinctions: les nègres les plus barbares et les Orientaux les plus cultivés sont traités à peu près de la même façon, puisqu’ils sont pareillement en dehors de l’unique «civilisation» qui ait droit à l’existence. Aussi les Européens se bornent-ils généralement à enseigner les plus rudimentaires de toutes leurs connaissances; il n’est pas difficile de se figurer comment elles doivent être appréciées des Orientaux, à qui même ce qu’il y a de plus élevé dans ces connaissances semblerait remarquable surtout par son étroitesse et empreint d’une naïveté assez grossière. Comme les peuples qui ont une civilisation à eux se montrent plutôt réfractaires à cette instruction tant vantée, tandis que les peuples sans culture la subissent beaucoup plus docilement, les Occidentaux ne sont peut-être pas loin de juger les seconds supérieurs aux premiers; ils réservent une estime au moins relative à ceux qu’ils regardent comme susceptibles de «s’élever» à leur niveau, ne fût-ce qu’après quelques siècles du régime d’ «instruction obligatoire» et élémentaire. Malheureusement, ce que les Occidentaux appellent «s’élever», il en est qui, en ce qui les concerne, l’appelleraient «s’abaisser»; c’est là ce qu’en pensent tous les Orientaux, même s’ils ne le disent pas, et s’ils préfèrent, comme cela arrive le plus souvent, s’enfermer dans le silence le plus dédaigneux, laissant, tellement cela leur importe peu, la vanité occidentale libre d’interpréter leur attitude comme il lui plaira.

Les Européens ont une si haute opinion de leur science qu’ils en croient le prestige irrésistible, et ils s’imaginent que les autres peuples doivent tomber en admiration devant leurs découvertes les plus insignifiantes; cet état d’esprit, qui les conduit parfois à de singulières méprises, n’est pas tout nouveau, et nous en avons trouvé chez Leibnitz un exemple assez amusant. On sait que ce philosophe avait formé le projet d’établir ce qu’il appelait une «caractéristique universelle», c’est-à-dire une sorte d’algèbre généralisée, rendue applicable aux notions de tout ordre, au lieu d’être restreinte aux seules notions quantitatives; cette idée lui avait d’ailleurs été inspirée par certains auteurs du moyen âge, notamment Raymond Lulle et Trithème. Or, au cours des études qu’il fit pour essayer de réaliser ce projet, Leibnitz fut amené à se préoccuper de la signification des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise, et plus particulièrement des figures symboliques qui forment la base du Yi-king; on va voir comment il comprit ces dernières: «Leibnitz, dit L. Couturat; croyait avoir trouvé par sa numération binaire (numération qui n’emploie que les signes 0 et 1, et dans laquelle il voyait une image de la création ex nihilo) l’interprétation des caractères de Fo-hi, symboles chinois mystérieux et d’une haute antiquité, dont les missionnaires européens et les Chinois eux-mêmes ne connaissaient pas le sens... Il proposait d’employer cette interprétation à la propagation de la foi en Chine, attendu qu’elle était propre à donner aux Chinois une haute idée de la science européenne, et à montrer l’accord de celle-ci avec les traditions vénérables et sacrées de la sagesse chinoise. Il joignit cette interprétation à l’exposé de son arithmétique binaire qu’il envoya à l’Académie des Sciences de Paris» (1).

(1) La Logique de Leibnitz, pp.474-475.

Voici, en effet, ce que nous lisons textuellement dans le mémoire dont il est ici question: «Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul (de l’Arithmétique binaire), c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans (1) et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova (2), comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée signifie le zéro ou 0. Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sçai quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vînt maintenant des Européens. Voici comment: il n’y a guères plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnoître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi, m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince Philosophe qui va à 643, et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avois communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de tems, paroîtra d’autant plus curieuse... Et cet accord me donne une grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paroît aisé maintenant, ne l’étoit pas tout dans ces tems éloignés... Or, comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères chinois, quoique fort altérés par la suite des tems, son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourroit bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l’on pouvoît déterrer le fondement de l’écriture chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R. P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sçai s’il y a jamais eu dans l’écriture chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que tout raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourroit être tiré de leurs Caractères par une manière de calcul, qui seroit un des plus importans moyens d’aider l’esprit humain» (4).

(1) La date exacte est 3468 avant l’ère chrétienne, d’après une chronologie basée sur la description précise de l’état du ciel à cette époque; ajoutons que le nom de Fo-hi sert en réalité de désignation à toute une période de l’histoire chinoise.

(2) Kova est le nom chinois des «trigrammes», c’est-à-dire des figures qu’on obtient en assemblant trois à trois, de toutes les manières possibles, des traits pleins et brisés, et qui sont effectivement au nombre de huit.

(3) Il s’agit là des soixante-quatre «hexagrammes» de Wen-wang, c’est-à-dire des figures de six traits formés en combinant les huit «trigrammes» deux à deux. Notons en passant que l’interprétation de Leibnitz est tout à fait incapable d’expliquer, entre autres choses, pourquoi ces «hexagrammes», aussi bien que les «trigrammes» dont ils sont dérivés, sont toujours disposés en un tableau de forme circulaire.

(4) Explication de l’Arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1, avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy, Mémoire de l’Académie des Sciences, 1703: Œuvres mathématiques de Leibnitz, éd. Gerhardt, t. VII, pp. 226-227. Voir aussi De Dyadicis: ibid., t. VII, pp. 233-234. Ce texte se termine ainsi: «Ita mirum accidit, ut res ante ter et amplius (millia !) annos nota in extremo noetri continentis, oriente, nunc in extreme ejus occidente, sed melioribus, ut spero auspiciis resuscitaretur. Nam non apparet, antea usum hujus characterismi ad augendam numerotionem intelligentes nescio quos mysticos significatus in characteribus mere numeralibus sibi fingebant.»

Nous avons tenu à reproduire tout au long ce curieux document, qui permet de mesurer jusqu’où pouvait aller la compréhension de celui que nous regardons pourtant comme le plus «intelligent» de tous les philosophes modernes: Leibnitz était persuadé à l’avance que sa «caractéristique», qu’il ne parvint d’ailleurs jamais à constituer (et les «logisticiens» d’aujourd’hui ne sont guère plus avancés), ne pourrait manquer d’être bien supérieure à l’idéographie chinoise; et le plus beau, c’est qu’il pense faire grand honneur à Fo-hi en lui attribuant un «essai d’arithmétique» et la première idée de son petit jeu de numération. Il nous semble voir d’ici le sourire des Chinois, si on leur avait présenté cette interprétation quelque peu puérile, qui aurait été fort loin de leur donner «une haute idée de la science européenne», mais qui aurait été propre à leur en faire apprécier très exactement la portée réelle. La vérité est que les Chinois n’ont jamais «perdu la signification», ou plutôt les significations des symboles dont il s’agit; seulement, ils ne se croyaient point obligés de les expliquer au premier venu, surtout s’ils jugeaient que ce serait peine perdue; et Leibnitz, en parlant de «je ne sçai quels sens éloignés», avoue en somme qu’il n’y comprend rien. Ce sont ces sens, soigneusement conservés par la tradition (que les commentaires ne font que suivre fidèlement) qui constituent «la vraie explication», et ils n’ont d’ailleurs rien de «mystique»; mais quelle meilleure preuve d’incompréhension pouvait-on donner que de prendre des symboles métaphysiques pour «des caractères purement numéraux» ? Des symboles métaphysiques, voilà en effet ce que sont essentiellement les «trigrammes» et les «hexagrammes», représentation synthétique de théories susceptibles de recevoir des développements illimités, et susceptibles aussi d’adaptations multiples, si, au lieu de se tenir dans le domaine des principes, on en veut faire l’application à tel ou tel ordre déterminé. On aurait fort étonné Leibnitz si on lui avait dit que son interprétation arithmétique trouvait place aussi parmi ces sens qu’il rejetait sans les connaître, mais seulement à un rang tout à fait accessoire et subordonné; car cette interprétation n’est pas fausse en elle-même, et elle est parfaitement compatible avec toutes les autres, mais elle est tout à fait incomplète et insuffisante, insignifiante même quand on l’envisage isolément, et ne peut prendre d’intérêt qu’en vertu de la correspondance analogique qui relie les sens inférieurs au sens supérieur, conformément à ce que nous avons dit de la nature des «sciences traditionnelles». Le sens supérieur, c’est le sens métaphysique pur; tout le reste, ce ne sont qu’applications diverses, plus ou moins importantes, mais toujours contingentes: c’est ainsi qu’il peut y avoir une application arithmétique comme il y en a une indéfinie d’autres, comme il y a par exemple une application logique, qui eût pu servir davantage au projet de Leibnitz s’il l’eût connue, comme il y a une application sociale, qui est le fondement du Confucianisme, comme il y a une application astronomique, la seule que les Japonais aient jamais pu saisir (1), comme il y a même une application divinatoire, que les Chinois regardent d’ailleurs comme une des plus inférieures de toutes, et dont ils abandonnent la pratique aux jongleurs errants.

(1) La traduction française du Yi-king par Philastre (Annales du Musée Guimet, t. VIII et t. XXIII), qui est d’ailleurs une œuvre extrêmement remarquable, a le défaut d’envisager un peu trop exclusivement le sens astronomique.

Si Leibnitz s’était trouvé en contact direct avec les Chinois, ceux-ci lui auraient peut-être expliqué (mais l’aurait-il compris ?) que même les chiffres dont il se servait pouvaient symboliser des idées d’un ordre beaucoup plus profond que les idées mathématiques, et que c’est en raison d’un tel symbolisme que les nombres jouaient un rôle dans la formation des idéogrammes, non moins que dans l’expression des doctrines pythagoriciennes (ce qui montre que ces choses n’étaient pas ignorées de l’antiquité occidentale). Les Chinois auraient même pu accepter la notation par 0 et 1, et prendre ces «caractères purement numéraux» pour représenter symboliquement les idées métaphysiques du yin et du yang (qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la conception de la création ex nihilo), tout en ayant bien des raisons de préférer, comme plus adéquate, la représentation fournie par les «linéations» de Fo-hi, dont l’objet propre et direct est dans le domaine métaphysique. Nous avons développé cet exemple parce qu’il fait apparaître clairement la différence qui existe entre le systématisme philosophique et la synthèse traditionnelle, entre la science occidentale et la sagesse orientale; il n’est pas difficile de reconnaître, sur cet exemple qui a pour nous, lui aussi, une valeur de symbole, de quel côté se trouvent l’incompréhension et l’étroitesse de vues (1). Leibnitz, prétendant comprendre les symboles chinois mieux que les Chinois eux-mêmes, est un véritable précurseur des orientalistes, qui ont, les Allemands surtout, la même prétention à l’égard de toutes les conceptions et de toutes les doctrines orientales, et qui refusent de tenir le moindre compte de l’avis des représentants autorisés de ces doctrines: nous avons cité ailleurs le cas de Deussen s’imaginant expliquer Shankarâchârya aux Hindous, et l’interprétant à travers les idées de Schopenhauer; ce sont bien là des manifestations d’une seule et même mentalité.

(1) Nous rappellerons ici ce que nous avons dit de la pluralité de sens de tous les textes traditionnels, et spécialement des idéogrammes chinois: Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. IX. Nous y joindrons encore cette citation empruntée à Philastre: «En chinois, le mot (ou le caractère) n’a presque jamais de sens absolument défini et limité; le sens résulte très généralement de la position dans la phrase, mais avant tout de son emploi dans tel ou tel livre plus ancien et de l’interprétation admise dans ce cas… Le mot n’a de valeur que par ses acceptions traditionnelles» (Yi-king, 1re partie, p. 8).

Nous devons faire encore à ce propos une dernière remarque: c’est que les Occidentaux, qui affichent si insolemment en toute occasion la croyance à leur propre supériorité et à celle de leur science, sont vraiment bien mal venus à traiter la sagesse orientale d’ «orgueilleuse», comme certains d’entre eux le font parfois, sous prétexte qu’elle ne s’astreint point aux limitations qui leur sont coutumières, et parce qu’ils ne peuvent souffrir ce qui les dépasse; c’est là un des travers habituels de la médiocrité, et c’est ce qui fait le fond de l’esprit démocratique. L’orgueil, en réalité, est chose bien occidentale; l’humilité aussi, d’ailleurs, et, si paradoxal que cela puisse sembler, il y a une solidarité assez étroite entre ces deux contraires: c’est un exemple de la dualité qui domine tout l’ordre sentimental, et dont le caractère propre des conceptions morales fournit la preuve la plus éclatante, car les notions de bien et de mal ne sauraient exister que par leur opposition même. En réalité, l’orgueil et l’humilité sont pareillement étrangers et indifférents à la sagesse orientale (nous pourrions aussi bien dire à la sagesse sans épithète), parce que celle-ci est d’essence purement intellectuelle, et entièrement dégagée de toute sentimentalité; elle sait que l’être humain est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ne le croient les Occidentaux, ceux d’aujourd’hui tout au moins, et elle sait aussi qu’il est exactement ce qu’il doit être pour occuper la place qui lui est assignée dans l’ordre universel. L’homme, nous voulons dire l’individualité humaine, n’a aucunement une situation privilégiée ou exceptionnelle, pas plus dans un sens que dans l’autre; il n’est ni en haut ni en bas de l’échelle des êtres; il représente tout simplement, dans la hiérarchie des existences, un état comme les autres, parmi une indéfinité d’autres, dont beaucoup lui sont supérieurs, et dont beaucoup aussi lui sont inférieurs. Il n’est pas difficile de constater, à cet égard même, que l’humilité s’accompagne très volontiers d’un certain genre d’orgueil: par la façon dont on cherche parfois en Occident à abaisser l’homme, on trouve moyen de lui attribuer en même temps une importance qu’il ne saurait avoir réellement, du moins en tant qu’individualité; peut-être y a-t-il là un exemple de cette sorte d’hypocrisie inconsciente qui est, à un degré ou à un autre, inséparable de tout «moralisme», et dans laquelle les Orientaux voient assez généralement un des caractères spécifiques de l’Occidental. Du reste, ce contrepoids de l’humilité n’existe pas toujours, tant s’en faut; il y a aussi, chez bon nombre d’autres Occidentaux, une véritable déification de la raison humaine, s’adorant elle-même, soit directement, soit à travers la science qui est son œuvre; c’est la forme la plus extrême du rationalisme et du «scientisme», mais c’est aussi leur aboutissement le plus naturel et, somme toute, le plus logique. En effet, quand on ne connaît rien au delà de cette science et de cette raison, on peut bien avoir l’illusion de leur suprématie absolue; quand on ne connaît rien de supérieur à l’humanité, et plus spécialement à ce type d’humanité que représente l’Occident moderne, on peut être tenté de la diviniser, surtout si le sentimentalisme s’en mêle (et nous avons montré qu’il est loin d’être incompatible avec le rationalisme). Tout cela n’est que la conséquence inévitable de cette ignorance des principes que nous avons dénoncée comme le vice capital de la science occidentale; et, en dépit des protestations de Littré, nous ne pensons pas qu’Auguste Comte ait fait dévier le moins du monde le positivisme en voulant instaurer une «religion de l’Humanité»; ce «mysticisme» spécial n’était rien d’autre qu’un essai de fusion des deux tendances caractéristiques de la civilisation moderne. Bien mieux, il existe même un pseudo-mysticisme matérialiste: nous avons connu des gens qui allaient jusqu’à déclarer que, alors même qu’ils n’auraient aucun motif rationnel d’être matérialistes, ils le demeureraient cependant encore, uniquement parce qu’il est «plus beau» de «faire le bien» sans espoir d’aucune récompense possible. Ces gens, sur la mentalité de qui le «moralisme» exerce une si puissante influence (et leur morale, pour s’intituler «scientifique», n’en est pas moins purement sentimentale au fond), sont naturellement de ceux qui professent la «religion de la science»; comme ce ne peut être en vérité qu’une «pseudo-religion», il est beaucoup plus juste, à notre avis, d’appeler cela «superstition de la science»; une croyance qui ne repose que sur l’ignorance (même «savante») et sur de vains préjugés ne mérite pas d’être considérée autrement que comme une vulgaire superstition.

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