Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XXXIII

ch.XXXIII: Connaissance initiatique et «culture» profane


Nous avons déjà fait remarquer précédemment qu’il faut bien se garder de toute confusion entre la connaissance doctrinale d’ordre initiatique, même lorsqu’elle n’est encore que théorique et simplement préparatoire à la «réalisation», et tout ce qui est instruction purement extérieure ou savoir profane, qui est en réalité sans aucun rapport avec cette connaissance. Cependant, nous devons insister encore plus spécialement sur ce point, car nous n’avons eu que trop souvent à en constater la nécessité: il faut en finir avec le préjugé trop répandu qui veut que ce qu’on est convenu d’appeler la «culture», au sens profane et «mondain», ait une valeur quelconque, ne fût-ce qu’à titre de préparation, vis-à-vis de la connaissance initiatique alors qu’elle n’a et ne peut avoir véritablement aucun point de contact avec celle-ci.

En principe, il s’agit bien là, purement et simplement, d’une absence de rapport: l’instruction profane, à quelque degré qu’on l’envisage, ne peut servir en rien à la connaissance initiatique, et (toutes réserves faites sur la dégénérescence intellectuelle qu’implique l’adoption du point de vue profane lui-même) elle n’est pas non plus incompatible avec elle (1); elle apparaît uniquement, à cet égard, comme une chose indifférente, au même titre que l’habileté manuelle acquise dans l’exercice d’un métier mécanique, ou encore que la «culture physique» qui est si fort à la mode de nos jours. Au fond, tout cela est exactement du même ordre pour qui se place au point de vue qui nous occupe; mais le danger est de se laisser prendre à l’apparence trompeuse d’une prétendue «intellectualité» qui n’a absolument rien à voir avec l’intellectualité pure et véritable, et l’abus constant qui est fait précisément du mot «intellectuel» par nos contemporains suffit à prouver que ce danger n’est que trop réel. Il en résulte souvent, entre autres inconvénients, une tendance à vouloir unir ou plutôt mêler entre elles des choses qui sont d’ordre totalement différent; sans reparler à ce propos de l’intrusion d’un genre de «spéculation» tout profane dans certaines organisations initiatiques occidentales, nous rappellerons seulement la vanité, que nous avons eu maintes occasions de signaler, de toutes les tentatives faites pour établir un lieu ou une comparaison quelconque entre la science moderne et lu connaissance traditionnelle (2).

(1) Il est évident que, notamment, celui qui reçoit dès son enfance l’instruction profane et «obligatoire» dans les écoles ne saurait en être tenu pour responsable, ni être regardé pour cela comme «disqualifié» pour l’initiation; toute la question est de savoir quelle «empreinte» il en gardera par la suite, car c’est là ce qui dépend réellement de ses possibilités propres.

(2) Cf. notamment Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII et XXXII.

Certains vont même, en ce sens, jusqu’à prétendre trouver dans la première des «confirmations» de la seconde, comme si celle-ci, qui repose sur les principes immuables, pouvait tirer le moindre bénéfice d’une conformité accidentelle et tout extérieure avec quelques-uns des résultats hypothétiques et sans cesse changeants de cette recherche incertaine et tâtonnante que les modernes se plaisent à décorer du nom de «science»! Mais ce n’est pas sur ce côté de la question que nous avons à insister surtout présentement, ni même sur le danger qu’il peut y avoir, lorsqu’on accorde une importance exagérée à ce savoir inférieur (et souvent même tout à fait illusoire), d’y consacrer toute son activité au détriment d’une connaissance supérieure, dont la possibilité même arrivera ainsi à être totalement, méconnue ou ignorée; On ne sait que trop que ce cas est en effet celui de l’immense majorité de nos contemporains; et, pour ceux-là, la question d’un rapport avec la connaissance initiatique, ou même traditionnelle en général, ne se pose évidemment plus, puisqu’ils ne soupçonnent même pas l’existence d’une telle connaissance. Mais, sans même aller jusqu’à cet extrême, l’instruction profane peut constituer bien souvent en fait, sinon en principe, un obstacle à l’acquisition de la véritable connaissance, c’est-à-dire tout le contraire d’une préparation efficace, et cela pour diverses raisons sur lesquelles nous devons maintenant nous expliquer un peu plus en détail. D’abord, l’éducation profane impose certaines habitudes mentales dont il peut être plus ou moins difficile de se défaire par la suite; il n’est que trop aisé de constater que les limitations et même les déformations qui sont l’ordinaire conséquence de l’enseignement universitaire sont souvent irrémédiables; et, pour échapper entièrement à cette fâcheuse influence, il faut des positions spéciales qui ne peuvent être qu’exceptionnelles. Nous parlons ici d’une façon tout à fait générale, et nous n’insisterons pas sur tels inconvénients plus particuliers, comme l’étroitesse de vues qui résulte inévitablement de la «spécialisation», ou la «myopie intellectuelle» qui est l’habituel accompagnement de l’«érudition» cultivée pour elle-même; ce qu’il est essentiel d’observer, c’est que, si la connaissance profane en elle-même est simplement indifférente, les méthodes par lesquelles elle est inculquée sont en réalité la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique.

Ensuite, il faut tenir compte, comme d’un obstacle qui est loin d’être négligeable, de cette sorte d’infatuation qui est fréquemment causée par un prétendu savoir, et qui est même, chez bien des gens, d’autant plus accentuée que ce savoir est plus élémentaire, inférieur et incomplet; d’ailleurs, même sans sortir des contingences de la «vie ordinaire», les méfaits de l’instruction primaire à cet égard sont aisément reconnus de tous ceux que n’aveuglent pas certaines idées préconçues. Il est évident que, de deux ignorants, celui qui se rend compte qu’il ne sait rien est dans une disposition beaucoup plus favorable à l’acquisition de la connaissance que celui qui croit savoir quelque chose; les possibilités naturelles du premier sont intactes, pourrait-on dire, tandis que celles du second sont comme «inhibées» et ne peuvent plus se développer librement. D’ailleurs, même en admettant une égale bonne volonté chez les deux individus considérés, il n’en resterait pas moins, dans tous les cas, que l’un d’eux aurait tout d’abord à se débarrasser des idées fausses dont son mental est encombré, tandis que l’autre serait tout au moins dispensé de ce travail préliminaire et négatif, qui représente un des sens de ce que l’initiation maçonnique désigne symboliquement comme le «dépouillement des métaux».

On peut s’expliquer facilement par là un fait que nous avons eu fréquemment l’occasion de constater en ce qui concerne les gens dits «cultivés»; on sait ce qui est entendu communément par ce mot: il ne s’agit même pas là d’une instruction tant soit peu solide, si limitée et si inférieure qu’en soit la portée, mais d’une «teinture» superficielle de toute sorte de choses, d’une éducation surtout «littéraire», en tout cas purement livresque et verbale, permettant de parler avec assurance de tout, y compris ce qu’on ignore le plus complètement, et susceptible de faire illusion à ceux qui, séduits par ces brillantes apparences, ne s’aperçoivent pas qu’elles ne recouvrent que le néant. Cette «culture» produit généralement, à un autre niveau, des effets assez comparables. A ceux que nous rappelions tout à l’heure au sujet de l’instruction· primaire; il y a certes des exceptions, car il peut arriver que celui qui a reçu une telle «culture» soit doué d’assez heureuses dispositions naturelles pour ne l’apprécier qu’à sa juste valeur et ne point en être dupe lui-même; mais nous n’exagérons rien en disant que, en dehors de ces exceptions, la grande majorité des gens «cultivés» doivent être comptés parmi ceux dont l’état mental est le plus défavorable à la réception de la véritable connaissance. Il y a chez eux, vis-à-vis de celle-ci, une sorte de résistance souvent inconsciente, parfois aussi voulue; ceux mêmes qui ne nient pas formellement, de parti pris et a priori, tout ce qui est d’ordre ésotérique ou initiatique, témoignent du moins à cet égard d’un manque d’intérêt complet, et il arrive même qu’ils affectent de faire étalage de leur ignorance de ces choses, comme si elle était à leurs propres yeux une des marques de la supériorité que la «culture» est censée leur conférer! Qu’on ne croie pas qu’il y ait là de notre part la moindre intention caricaturale; nous ne faisons que dire exactement ce que nous avons vu en maintes circonstances, non seulement en Occident, mais même en Orient, où d’ailleurs ce type de l’homme «cultivé» a heureusement assez peu d’importance, n’ayant fait son apparition que très récemment et comme produit d’une certaine éducation «occidentalisée», d’où il résulte, notons-le en passant, que cet homme «cultivé» est nécessairement en même temps un «moderniste» (1). La conclusion à tirer de là, c’est que les gens de cette sorte sont tout simplement les moins «initiables» des profanes, et qu’il serait parfaitement déraisonnable de tenir le moindre compte de leur opinion, ne fût-ce que pour essayer d’y adapter la présentation de certaines idées; du reste, il convient d’ajouter que le souci de l’«opinion publique» en général est une attitude aussi «anti-initiatique» que possible.

(1) Sur les rapports de ce «modernisme» avec l’opposition à tout ésotérisme, voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch XI.

Nous devons encore, à cette occasion, préciser un autre point qui se rattache étroitement à ces considérations: c’est que toute connaissance exclusivement «livresque» n’a rien de commun avec la connaissance initiatique, même envisagée à son stade simplement théorique. Cela peut même paraître évident après ce que nous venons de dire, car tout ce qui n’est qu’étude livresque fait incontestablement partie de l’éducation la plus extérieure; si nous y insistons, c’est qu’on pourrait se méprendre dans le cas où cette étude porte sur des livres dont le contenu est d’ordre initiatique. Celui qui lit de tels livres à la façon des gens «cultivés», ou même celui qui les étudie à la façon des «érudits» et selon les méthodes profanes, n’en sera pas pour cela plus rapproché de la véritable connaissance, parce qu’il y apporte des dispositions qui ne lui permettent pas d’en pénétrer le sens réel ni de se l’assimiler à un degré quelconque; l’exemple des orientalistes, avec l’incompréhension totale dont ils font généralement preuve, en est une illustration particulièrement frappante. Tout autre est le cas de celui qui, prenant ces mêmes livres comme «supports» de son travail intérieur, ce qui est le rôle auquel ils sont essentiellement destinés, sait voir au delà des mots et trouve dans ceux-ci une occasion et un point d’appui pour le développement de ses propres possibilités; ici, on en revient en somme à l’usage proprement symbolique dont le langage est susceptible, et dont nous avons déjà parlé précédemment. Ceci, on le comprendra sans peine, n’a plus rien de commun avec la simple étude livresque, bien que les livres en soient le point de départ; le fait d’entasser dans sa mémoire des notions verbales n’apporte pas même l’ombre d’une connaissance réelle; seule compte la pénétration de l’«esprit» enveloppé sous les formes extérieures, pénétration qui suppose que l’être porte en lui-même des possibilités correspondantes, puisque toute connaissance est essentiellement identification; et, sans cette qualification inhérente à la nature même de cet être, les plus hautes expressions de la connaissance initiatique, dans la mesure où elle est exprimable, et les Ecritures sacrées de toutes les traditions elles-mêmes, ne seront jamais que «lettre morte» et flatus vocis.

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